Dans les sociétés animistes d'Afrique subsaharienne, la circoncision est un rite de passage crucial entre l'enfance et l'âge adulte. Chez les Dogon du Mali, ce rituel se divise en quatre phases : préparation, opération, retraite et réintégration.
Cette étude se concentre sur les chants qui accompagnent la retraite de l'initié et la phase préparatoire de sa réintégration familiale. Pendant la retraite, les jeunes sont isolés, et les chants rituels les aident à intégrer les valeurs traditionnelles. La phase de réintégration, quant à elle, célèbre leur transformation et les prépare à leurs nouvelles responsabilités au sein de la communauté. Ces pratiques, bien que soumises à l'évolution des sociétés, demeurent essentielles pour la transmission des valeurs culturelles.
Textes, photos, audios, vidéos © Patrick Kersalé, 1996-2024, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 15 septembre 2024.
SOMMAIRE
Répertoire de chants de circoncis
. Chant de communication
. Chant d'aumône
. Chants de remerciements
. Chants blasphématoires
PAE associés
Les enregistrements de ce PAE ont été réalisés par GeoZik au cours de deux missions, en octobre 1993 à Sangha et février 1996 à Barapireli. Les chants ont été interprétés hors contexte par des garçons récemment circoncis.
Remerciements : les musiciens et intervenants, nos guides “La Montagne”, Amadou Coulibaly et Djibril Lougué, notre conseil scientifique et traducteurs Pio Pèmè Douyon, Abinon Témé et Denis Douyon.
Généralités
Les Dogon occupent la région qui s'étend de la falaise de Bandiagara jusqu'au sud-ouest de la boucle du Niger. Quelques-uns sont installés dans le nord du Burkina Faso. Ils sont avant tout cultivateurs (essentiellement du mil). Ils sont majoritairement animistes même si certains sont musulmans et une minorité chrétiens. Leur cosmogonie complexe a fait l'objet de très nombreuses études et publications.
Langue
Les Dogon parlent des dialectes différents en fonction de leur situation géographique ; parmi les plus importants, eu égard au nombre de locuteurs : tómo kɑ̃̀) (région de Ningari), djɑ́msaj (région de Koro), dono sᴐ (région de Bandiagara), tɛngu kɑ̃̀ (région de Bankass), tᴐrᴐ sᴐ (région de la falaise). Des variantes dialectales existent également dans les villages.
Dans cette page, les noms vernaculaires notés en caractères phonétiques sont propres au dialecte des villages où ont été réalisés les enregistrements.
Rôle social de la circoncision
Chez les Dogon, comme dans un grand nombre d'ethnies subsahariennes, le rituel de la circoncision a un rôle social très important car il marque le passage de l'enfance vers l'âge adulte. Il est jonché d'épreuves afin que l'enfant assimile cette transition, non seulement comme un passage vers le monde des adultes, mais aussi vers l'univers des hommes valeureux.
Conditions à réunir pour la circoncision
Il n'y a pas de date précise pour procéder au rituel de circoncision, mais on privilégie la période de la fin des récoltes. Pour être circoncis, les enfants doivent être âgés, selon les lieux, de 7 et 15 ans. Ils sont regroupés par classes d'âge (tumo) ; ce regroupement s'effectue également par quartier si le nombre d’enfants est important. Le tumo a un rôle social essentiel car il identifie les individus tout au long de leur vie ; chacun doit assistance aux autres membres jusqu'à la mort.
L'acte de circoncision
La circoncision était autrefois réalisée par des personnes initiées pour cet acte ; les forgerons s'en faisaient souvent une spécialité. Aujourd'hui, elle est couramment réalisée au dispensaire ou par des hygiénistes se déplaçant dans les villages. Le jour de la circoncision, les enfants sont emmenés de bonne heure dans un endroit éloigné du village, toujours le même, par des aînés d'un tumo précédant qui accompagneront les nouveaux circoncis pendant les deux semaines de leur convalescence. A l'issue de l'opération, les enfants sont conduits par les aînés dans un lieu appartenant généralement à un vieux sage du village.
Obligations des circoncis
Au cours des deux semaines de convalescence, les nouveaux circoncis ont un certain nombre d'obligations :
Selon la langue dans laquelle ils sont exprimés, les chants de circoncis revêtent des appellations différentes : sɛndi ní ou kɛngenren ní (tᴐrᴐ sᴐ), kᴐndu nɛ (tᴐmᴐ sᴐ), Amma gunõ nungu (togo kɑ̃̀ et tɛngu kɑ̃̀).
Les circoncis sont enfermés dans leur lieu de retraite pendant les sept premiers jours de convalescence afin de soigner leur plaie. Ils peuvent communiquer unilatéralement avec le monde extérieur par l'intermédiaire de “chants de communication” qui leur sont enseignés par les aînés. S'ils doivent sortir de leur retraite (assouvissement de besoins naturels par exemple), ils sont accompagnés par un aîné et secouent un sistre afin d'éloigner femmes et enfants non circoncis.
A l'issue de cette première période de sept jours, les circoncis commencent à sortir de leur retraite pour faire l'aumône. Ils disposent pour cela de trois types de chants : chants d'aumône, chants de remerciement et chants blasphématoires.
Apprentissage des chants
C'est au cours de leur convalescence que les aînés enseignent aux nouveaux circoncis les chants de circoncis. Ils sont appris par répétition, de manière responsoriale ; un aîné chante une phrase aussitôt reprise par le jeune tumo. Parfois, le vieux sage de la maison de convalescence leur enseigne aussi des chants.
Forme des chants
Les chants de circoncis sont responsoriaux. Ils s'organisent autour d’un soliste chantant une phrase, reprise avec les mêmes paroles et le même rythme par le chœur, en homophonie. Le soliste et le chœur se succèdent sans tuilage ni interruption. Les chants, chantés en voix de poitrine, sont accompagnés par un ou deux sistres. Au terme de la convalescence, après que les sistres ont été brûlés, les chants de remerciement du dernier soir sont chantés sans sistre.
Echelle musicale
L'échelle des chants est tétraphonique sur intervalle de quarte ou de quinte. Parmi les enregistrements étudiés nous avons trouvé les successions d'intervalles suivants à partir de la note la plus grave (nombre approximatif de tons séparant chaque note) : 1- 0,5 -1 / 1 - 1 - 1,5 / 1,5 - 1 - 1. Si l’on admet l’existence d’une tonique, le soliste ou le chœur terminent toujours chaque partie sur la seconde.
Rythme et pulsation
Le rythme varie sensiblement en fonction des lieux géographiques. Notre échantillonnage de chants nous a fourni des rythmes équivalents à 2/4 et 6/8 avec des pulsations variant entre 80 et 108.
Les sistres sont constitués de morceaux de calebasses enfilés sur un bâtonnet droit ou coudé à environ 90 degrés, de 40 à 50 centimètres de longueur et terminé par une butée naturelle ou rapportée. Dans le cas des sistres coudés, la partie de l'angle ne comportant pas de rondelles de calebasses sert de poignée. Les morceaux de calebasses sont percés à l’aide d’un fer rougit au feu. Le nombre et la taille des morceaux de calebasses sont variables. On rencontre deux formes de sistres se déclinant en deux variantes.
Les sistres de type 1 et 2 sont réalisés avec des morceaux de calebasse d’un diamètre variant d’environ 10 à 20 centimètres. Les morceaux sont agencés faces concaves l'une contre l'autre. Cette organisation est liée au phénomène acoustique amplificateur d’un tel dispositif et peut-être aussi à une raison symbolique qui nous échappe. Le nombre moyen de pièces mobiles se situe entre 6 et 9. Les deux pièces de chaque paire sont de même diamètre. Les diamètres s’amenuisent au fur et à mesure que l’on se rapproche de la butée.
Les sistres de type 3 et 4 sont réalisés avec un nombre plus important de morceaux de calebasses, mais de plus petite taille, de diamètre quasiment identique (6 à 8 cm de diamètre en moyenne) et sans agencement particulier. On joue ici sur le nombre de pièces pour augmenter la puissance sonore. De tels sistres existent dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Aujourd’hui, l’instrument se transforme par l’utilisation partielle de couvercles circulaires de boîtes de conserve venant remplacer certains morceaux de calebasse. Les sistres sont fabriqués par le tumo aîné accompagnant les jeunes circoncis.
Dénominations
Les sistres portent des noms différents en fonction des langues et des dialectes. Parmi les noms recensés : kabale ou kebele (tᴐrᴐ sᴐ), sisekesi, siseketi ou sɛgɛdɛm (tɛngu kɑ̃̀), segede (togo kɑ̃̀).
Symbolique
Selon Ogotemmêli (Dieu d'eau. Marcel Griaule) « la baguette du sistre est le sexe délivré du prépuce. Les cercles de calebasse, en nombre égal à celui des circoncis, représentent les prépuces de la promotion ». Au cours de nos diverses enquêtes nous n'avons pu vérifier cette assertion. Lorsque les rondelles de calebasses sont grosses, leur nombre est réduit (8 à 9 en moyenne) ; quand elles sont plus petites, leur nombre augmente.
Jeu
Les instruments sont joués en faisant aller et venir les pièces de calebasses le long de leur axe et en les faisant s’entrechoquer en utilisant comme butée alternativement la main qui tient l’instrument et la butée de l'extrémité de l’axe. La puissance et la hauteur tonale de l’instrument sont déterminées par le nombre, la taille des morceaux de calebasses et l’énergie cinétique imprimée par le joueur. Pendant les déplacements en groupe, tous les enfants ne jouent pas les sistres. Seuls les plus habiles dans leur manipulation les jouent. Deux sistres sont généralement joués simultanément.
Rôle
Les sistres sont des instruments sans langage. Cependant, leur sonorité est unique dans le monde sonore dogon. On peut remarquer que ce type d'instrument, de même que la crécelle auquel on pourrait assimiler le son, a presque toujours pour rôle d'éloigner. Son utilisation spécifique dans les rites de circoncision est constatée dans d'autres ethnies d'Afrique occidentale. Chez les Dogon, les sistres ont un double rôle :
Mort
Les sistres, comme la plupart des objets ayant servi aux rites de circoncision sont brûlés à la fin de la convalescence. C’est une manière de se débarrasser d’une part de toutes les impuretés et d’autre part d’annihiler le monde de l’enfance pour vivre dans le monde des adultes. On rassemble tous les objets dans un trou ou sur le sol et on les brûle. Pendant que les objets se consument, les enfants sautent un à un par dessus le feu. Selon le cas, quand le feu s’éteint, les aînés rebouchent le trou ou frappent le sol avec des branchages afin de réduire en poussière tous les morceaux restés compacts. Les enfants retournent ensuite dans le village pour saluer et remercier les villageois qui leur font des bénédictions et leur offrent des présents (argent, céréales...).
Les remerciements s’adressent en chantant. Les enfants forment un cercle et chantent des chants de remerciement. Si le contact est bon, les enfants dansent tout en chantant et si l’hôte visité est satisfait, il vient danser au milieu du cercle formé par les enfants. Après cela, l’hôte demande le silence aux enfants et leur fait des bénédictions. Pour ces chants de remerciement, les enfants n’utilisent aucun instrument de musique mais frappent parfois dans leur mains. Dans le village de Songo et dans celui de Goro, villages situés sur le plateau à quelques kilomètres de Bandiagara, les sistres ne sont pas brûlés mais déposés dans une caverne. Ils sont réutilisés chaque année et de nouveaux instruments sont aussi fabriqués. Il y en a un grand nombre entassés, dont certains datent de plusieurs décennies, semblant démontrer que l'incinération finale n'a pas toujours été la règle.
Ces enregistrements qui suivent ont été réalisés en octobre 1993 et février 1996 dans la falaise de Bandiagara. Nous remercions les chanteurs et intervenants, nos guides “La montagne”, Amadou Coulibaly et Djibril Lougué, notre conseil scientifique et traducteurs Pio Pèmè Douyon, Abinon Témé et Denis Douyon.
Les chants de communication sont exprimés depuis l'intérieur de la retraite, le matin au réveil ou la nuit après le repas. Ils narrent les péripéties de la vie d’homme en utilisant un langage explicite ou imagé.
Ce chant d’illustration, chanté le matin après le réveil, est une forme de “bulletin de santé” physique et moral des nouveaux circoncis : « Au petit matin, le coq a chanté pour avertir nos camarades qu'un nouveau jour se lève, et qu'à chaque jour nouveau, nous devenons de plus en plus adultes ».
Lieu & date : Barapireli. Février 1996.
Durée : 1:49. © Patrick Kersalé 1996-2024.
L’enfant circoncis devient Amma gunõ, c’est à dire “esclave de Dieu” ; par conséquent, celui qui donne quelque chose au circoncis, donne à Dieu. Au cours de leur deuxième semaine de convalescence, les jeunes circoncis sortent pour faire l'aumône d’argent et de nourriture.
Ils se placent dans des lieux de passage, munis de sistres — généralement deux pour l'ensemble du tumo — et demandent aux passants, par l’intermédiaire des chants d’aumône, de faire un don pour leur souffrance. Pour cela, ils tracent un petit cercle sur le sol à l'intérieur duquel les donateurs doivent déposer leurs dons afin de ne pas entrer en contact physique avec eux. Les aînés accompagnant le tumo se chargent de rassembler la collecte et de la rapporter au lieu de retraite pour la partager. Si les passants font un don, les enfants chantent une chanson de remerciement et, dans le cas contraire, un chant blasphématoire.
Paroles du chant : « Nos mamans arrivent, elles viennent de loin. Soyez les bienvenues... ».
Afin de personnaliser l'approche et de séduire les donateurs, les circoncis citent le nom du village de provenance des passants. Pour obtenir cette information et l’insérer dans le chant, leur position géographique est donc stratégique (par exemple, carrefour de routes provenant de villages différents et menant au marché). Plus précis sont les chants, meilleure est la rétribution !
Lieu & date : Barapireli. Février 1996.
Durée : 1:05. © Patrick Kersalé 1996-2024.
Chant de remerciements 1
Les chants de remerciement peuvent être chantés tant à l'extérieur que depuis l'intérieur de la retraite. Les parents des jeunes circoncis ne peuvent entrer en contact avec leurs enfants pendant leur convalescence mais apportent de la nourriture transmise par l'intermédiaire des aînés. Les nouveaux circoncis disposent de chants de remerciement leur permettant de communiquer unilatéralement avec le monde extérieur. Comme pour les chants d'aumône, les chants de remerciement sont, autant que faire se peut, personnalisés. Lorsqu'ils sont chantés après avoir reçu un don à l'extérieur de la retraite, la personnalisation s'effectue soit en citant le nom du village de provenance des passants, soit en leur demandant leur nom et en le citant.
Paroles du chant : « Les yeux du riche sont rouges. Que Dieu les lui préserve ».
Lieu & date : Barapireli. Février 1996.
Durée : 1:27. © Patrick Kersalé 1996-2024.
Chant de remerciements 2
Remerciements pour tous les présents reçus par les jeunes depuis le moment qui a suivi la circoncision jusqu'à la guérison.
Lieu & date : Sangha. Octobre 1993.
Durée : 6:07. © Patrick Kersalé 1993-2024.
Chant blasphématoire 1
Sur le chemin leur faisant face, les enfants disposent des tiges de mil ou des branchages. Si les passants dépassent cette ligne sans avoir fait un don, les circoncis chantent un chant blasphématoire. Ce type de chants peut également être adressé à une femme ayant apporté un plat de nourriture de mauvaise qualité à l’attention des circoncis.
Paroles du chant : « Vous ne nous avez rien donné, est-ce par pauvreté ou par avarice ? Si c’est par pauvreté, que Dieu vous en préserve ; si c’est par avarice, que Dieu vous châtie. »
Lieu & date : Barapireli. Février 1996.
Durée : 1:13. © Patrick Kersalé 1996-2024.
Chant blasphématoire 2
Une autre forme de chant blasphématoire, injurieux et grossier, peut être proféré soit à l’encontre de passants ayant délibérément dégagés les branchages barrant le chemin, soit envers un autre tumo venant faire l'aumône sur le même lieu.
Paroles du chant : « Votre père et votre mère ont roulé leur tabac avec leur sexe. Votre père et votre mère ont perdu leur tabatière, ils ont utilisé leur sexe pour conserver leur tabac… »
Lieu & date : Barapireli. Février 1996.
Durée : 1:07. © Patrick Kersalé 1996-2024.