Dans les sociétés agropastorales traditionnelles, il n'existe pas ou peu de structures d'accueil ou d'insertion pour les handicapés, quel que soit le handicap. Les solutions sont généralement trouvées au niveau familial, par l'individu lui-même, parfois par des ONG (Organisation Non Gouvernementale). Au cours de ses trois décennies de collectage musical et vidéo dans les sociétés agropastorales, GeoZik a eu l'occasion de côtoyer des musiciens handicapés, et plus particulièrement des non-voyants, car la pratique musicale est bien souvent une voie de salut pour ces personnes. Ce PAE présente quelques tranches de vie simples, mais aussi des exemples de réussite sur les scènes internationales.
Textes, photos, audios, vidéos © Patrick Kersalé, 2009-2024, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 30 septembre 2024.
SOMMAIRE
. Cambodge - Le joueur de chapei Keo Samnang
. Cambodge, Myanmar - Couples de musiciens
. Cambodge - L'artiste Nyel Che
. Cambodge - Le joueur de chapei Kong Nai
. Cambodge - Le joueur de tro sau M. Soeun
. Burkina Faso - Le harpiste Akouna Farma
. Cambodge - Musiciens du Parc archéologique d'Angkor
DOCU connexe
Les handicaps représentés dans ce PAE sont la cécité et le handicap physique des membres supérieurs et/ou inférieurs. Le Cambodge y est surreprésenté pour deux raisons : d'une part parce que GeoZik y a conduit dix années de missions ethnomusicologiques et archéomusicologiques, et d'autre part, parce que les mines antipersonnel utilisées durant la révolution des Khmers rouges ont fait (et continuent de faire) de nombreuses victimes, dont certaines ont trouvé un emploi de musicien dans le Parc archéologique d'Angkor.
Au cours de la grande Histoire de l'humanité, les aveugles ont probablement trouvé une place comme musicien dans les diverses sociétés du monde. Les témoignages sont rares et, quand ils ont été interprétés, comme dans l'Égypte antique, leur véracité est parfois controversée.
Au moins une occurrence est connue au cours du Moyen Âge européen à propos de l'usage de la “cymphonie” : « On appelle en France cymphonie ung instrument dont les aveugles jouent en chantant les chansons de geste ; et a cest instrument beau doux son et bien plesant » dit Barthélémy l'Anglais Bartholomeus Anglicus dans son De proprietatibus rerum édité à la fin du XIIIe s. et traduit en français par Jean Corbechon sous le titre Le grand propriétaire de toutes choses. Nous avons consacré un chapitre à cet instrument dans le PAE Instruments du Moyen Âge européen.
Keo Samnang est un musicien aveugle qui se produisait, jusqu'au début des années 2010, dans les rues de Phnom Penh. Ici, il chante en incarnant le personnage d'une mère. Il s'accompagne d'un luth chapei dang veng ចាប៉ីដងវែង (litt. chapei à long manche) ou plus simplement chapei ចាប៉ី, un instrument joué au Cambodge par un nombre important de musiciens aveugles, au point qu'une croyance entrave son développement. En effet, les Khmers pensent que la pratique de cet instrument rend les musiciens aveugles, alors qu'il est au contraire un outil de promotion sociale et un gagne-pain (terme certes peu approprié dans un pays où la nourriture de base est le riz !).
Le chapei a été inscrit en 2016 par l’UNESCO sur la “Liste du patrimoine immatériel nécessitant une sauvegarde urgente” sous la dénomination Chapei Dang Veng.
Lieu & date : Cambodge, Phnom Penh. 30 octobre 2011.
Durée : 05:01. © Patrick Kersalé 2011-2024.
Lorsque j’étais enceinte de toi, Ô ma fille !
Lorsque tu étais dans mon ventre.
J’ai pris soin de toi jour et nuit. Ô ma fille !
Je ne pouvais manger ni amer ni aigre de crainte d’être malade.
Chaque jour je t’ai bercée. Ô ma fille ! Je t’ai protégée du soleil et de la pluie.
Je t’ai aussi protégée des morsures des fourmis. Ô ma fille.
Chaque jour, je t’ai nettoyée de tes excréments et de ton urine. Ô ma fille.
D’une main, je t’ai consolée et t’ai mise dans le hamac…
De l’autre, je t’ai bercée dans le hamac sept jours durant.
Et ma bouche a chanté pour toi. Ô ma fille
J’ai peiné à tout porter sur ma tête. Ô ma fille.
Ton père a souffert à te porter sur ses épaules. Ô ma fille.
Ton père a beaucoup souffert pour te nourrir.
Les musiciens ambulants sont nés en même temps que les villes ; ils existent dans presque tous les pays du monde, tout du moins là où la musique n’est pas bannie de la culture, comme en Afghanistan actuellement. En Asie du Sud-Est, il n’est pas rare, aujourd’hui encore, de croiser dans les rues, sur les marchés ou dans les lieux touristiques, des musiciens professionnels mendiants, généralement non-voyants. Ils jouent à une place fixe, laissant les passants venir à eux ou bien se déplacent pour aller au-devant d’eux, accompagnés par leur époux, épouse ou un enfant.
Nous présentons dans cette séquence deux exemples de couples faisant profession de musicien-ambulant. Dans ces deux exemples, l’un des deux est non-voyant.
Lieux & dates :
Durée : 01:28. © Patrick Kersalé 2005-2024.
La séquence pas à pas…
00:00 - Ce premier couple de musiciens jouait, à l’époque de notre tournage, sur le site archéologique de Bakong, là où fut construit le temple éponyme au IXe s., l’occasion pour ces musiciens de partager utilement leur culture auprès des touristes internationaux. En 2020, avant la pandémie de COVID 19, la femme y était encore.
Cet ensemble réduit se compose d’une cithare et d’une paire de cymbalettes chhing ឈិង. La cithare sur caisse krapeu ក្រពើ (litt. crocodile) est répandue dans la pratique musicale khmère. Elle avait autrefois la forme d’un crocodile. Son origine est probablement môn. Elle possède trois cordes de Nylon grattées avec un plectre court en os (autrefois en ivoire) et douze frettes. Elle est utilisée dans les orchestres de musique de cour mahori មហោរី et de mariage phleng kar ភ្លេងការ. Quant aux cymbalettes, elles constituent la base rythmique indispensable de tous les orchestres khmers depuis au moins le VIIe s., date de la plus ancienne iconographie connue.
00:35 - Ce second couple a été filmé, lui aussi, sur un site touristique près de Mandalay (Myanmar). L’homme, non-voyant, joue de la mandoline. Sa femme l’accompagne avec les percussions de base des orchestres birmans, les cymbalettes si စည်း et les cliquettes wa ဝါး. Ils interprètent des chants traditionnels birmans.
Cet homme de l'ethnie Bunong, Nyel Che, est non-voyant. Il est très créatif, tant sur le plan de la facture instrumentale que dans son style de jeu. Comme il a grandi au Viêt Nam, il est imprégné de la culture des deux pays.
Poly-instrumentiste, il joue ici d'une cithare sur planche conçue et fabriquée par lui-même, probablement un spécimen unique dans toute l’Asie du Sud-Est ! Les cordes métalliques sont réparties de part et d’autre de la planche.
Nyel Che est à la fois auteur, compositeur, arrangeur et interprète. Il est accompagné par la chanteuse Song Pru.
Lieu & date : Prov. Mondulkiri. Vill. Pu Tam n°4. 11 décembre 2010.
Durée : 03:27. © Patrick Kersalé 2010-2024.
Kong Nay était un musicien cambodgien non-voyant (15 mars 1944 - 28 juin 2024) honoré du titre de “Trésor national vivant”. Parfois appelé le “Ray Charles du Cambodge”, il avait une notoriété internationale et représentait à lui seul l'image du chapei à travers le monde. Il a joué sur de nombreuses scènes internationales. Lors de ses déplacements, il était toujours accompagné de sa femme. Son fils, Kong Boran, est lui aussi un brillant joueur de chapei.
Lieu & date : Cambodge, Siem Reap. 1st Friendship Festival. 20 février 2016.
Durée : 04:19. © Patrick Kersalé 2016-2024.
Cette brève séquence a été tournée sur le vif et montée dans l'ordre de tournage. Monsieur Soeun, la soixantaine, joue admirablement la vièle tro sau ទ្រសោ, poussé par un membre de sa famille. Le statut de ce que l'on peut d'emblée comprendre comme un double handicap (moteur et cécité) engage commerçants et clients à une certaine générosité. Au début de la séquence, la moto stationnée en dehors de la limite autorisée par la bande jaune, oblige le pousseur à descendre et remonter péniblement du trottoir. La propriétaire de la moto, prise de remords, comprend (quoiqu'un peu tard) son erreur et modifie l'emplacement de son engin. En Occident, une telle situation aurait pu générer des tensions, mais au Cambodge, tout le monde accepte, dans le calme, ce qu'il ne peut changer. Remarquez également l'enfant qui a rattrapé le musicien pour offrir son obole après une course d'une cinquantaine de mètres ainsi que les paroles bienveillantes du musicien à son endroit. Une belle leçon de vie.
Lieu & date : Cambodge, Siem Reap. 12 juin 2022.
Durée : 03:22. © Patrick Kersalé 2022-24.
Akouna Farma est un véritable auteur-compositeur-interprète traditionnel. Il vit dans le royaume Gan du Burkina Faso. Handicapé par sa cécité, il n’a appris ni à lire ni à écrire. Sa connaissance, sa création, passent par l’oralité. Adulé dans tout le pays gan, sa présence est un gage de réussite des festivités. Si sa musique est imprégnée de la tradition ancienne, les paroles de ses chants puisent à la fois dans son vécu et dans les problématiques contemporaines. Chez les Gan, la harpe est nommée koninyã.
Lieu & date : Village d'Obiré. Gan. Burkina Faso. Janvier 2000.
Durée : 02:14. © Patrick Kersalé 2000-2024.
Les musiciens de cet orchestre sont tous des victimes des mines antipersonnel. Certains ont perdu des membres, d'autres sont aveugles. Divers groupes de musique mahori មហោរី sont répartis sur les sites du Parc archéologique d'Angkor.
Si l’orchestre mahori est d’influence siamoise, il a très certainement été créé par les Khmers angkoriens. C’est l’un des rares ensembles non rituels dédié à un usage récréatif, initialement palatin. Il se compose ici d'une feuille slek ស្លឹក, d’un xylophone roneat ek រនាតឯក, de deux vièles bicordes tro sau touch ទ្រសោតូច et tro u ទ្រអ៊ូ, d’une cithare tricorde krapeu ក្រពើ (ou takhe តាខេ), d’une cithare sur table khim ឃឹម, d’une flûte khloy ខ្លុយ, d'un banjo, de cymbalettes chhing ឈិង et d’un tambour skor daey ស្គរដៃៃ.
Lieu & date : Cambodge, Siem Reap, temple de Banteay Srei. 2010.
Durée : 03:08. © Patrick Kersalé 2010-2024.