Musiques traditionnelles du monde

Communiquer ici, là-bas et au-delà


Dans un monde où les frontières culturelles s'estompent et où la globalisation influence nos expériences sonores, les musiques traditionnelles demeurent un témoignage vibrant de la diversité humaine. Ce PAE nous plonge dans la complexité de définir et de comprendre ces expressions musicales ancestrales, tout en remettant en question nos perceptions occidentales. Elle nous invite à explorer les nuances entre tradition et évolution, entre universalité et spécificité culturelle. En questionnant la notion même de "musique" et d'"instrument", nous ouvrons la voie à une réflexion profonde sur la nature des systèmes sonores de communication à travers les cultures.

Ce PAE est conçu sous la forme d'un quadriptyque.

 

Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 1999-2024, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 15 novembre 2024.


SOMMAIRE



Ces musiques dites “traditionnelles”

S’il existe une diversité bien vivante et facilement palpable dans toutes les cultures et civilisations du monde, c’est bien celle des musiques dites “traditionnelles”. Pourtant, à l’époque où la world music envahit notre univers sonore, il devient de plus en plus difficile de fixer les limites d’une définition claire et précise de cette notion. Habituellement on qualifie de traditionnel le lien privilégié qui unit le présent avec le passé. 

Akouna Farma. Harpiste dans le royaume gan du Burkina Faso. … P. Kersalé 2024.
Akouna Farma. Harpiste dans le royaume gan du Burkina Faso. … P. Kersalé 2024.

Nous cautionnerons volontiers cette acception en précisant que, dans notre propos, cet adjectif s’applique essentiellement aux sociétés aux modes de vie les plus épargnés par la modernité. Cependant, nous ajoutons immédiatement que la musique traditionnelle “pure” ne saurait exister. En effet, pareille idée ne correspond qu’à une vision de l’esprit, contraire à celles qu’entretient tout être — ou tout groupe humain — à ne jamais considérer l’ordre des choses comme immuable et définitivement établi. Tous les comportements ont évolué, évoluent et évolueront en fonction de contextes historiques, techniques, sociaux, religieux et politiques très spécifiques.

Nourries par l’héritage des savoirs, des connaissances et des expériences du collectif et de l’individu, toutes les pratiques — musicales a fortiori — se sont naturellement métissées au fil du temps. Aujourd’hui, l’Occident qualifie généralement de “traditionnels” les chants et les musiques qui remplissent toujours un rôle ou une fonction d’accompagnement dans les actes profanes ou religieux de la vie quotidienne : naissance, mariage, fête, funérailles, cérémonie rituelle, cour d’amour, travail, guerre…, mais aussi toutes les chansons et musiques en usage appartenant à la mémoire collective et relevant du fonds du patrimoine mondial.

 

Vous avez dit “musique” ?

À l’encontre de tous les poncifs, lieux communs ou idées reçues, la musique n’est probablement pas le langage universel si souvent et si hâtivement décrit. En effet, tout au long de sa déjà longue histoire, l’Homme n’a jamais témoigné de propensions à entrer facilement et spontanément en sympathie avec des cultures ou des traditions qui ne lui sont pas familières. C’est pourquoi, il s'avérerait vain de réduire les pratiques musicales aux formes expressives occidentales et, plus spécifiquement, à la seule musique écrite. Depuis des millénaires, les sociétés du monde entier ont développé des formes sonores tellement diversifiées que leur sens échappe parfois à l’esprit ethnocentriste dont nous sommes trop souvent porteurs, quelle que soit notre culture d'ailleurs.

Joueur de corne. Viêt Nam. © P. Kersalé 2024.
Joueur de corne. Viêt Nam. © P. Kersalé 2024.

À l’encontre de tous les poncifs, lieux communs ou idées reçues, la musique n’est probablement pas le langage universel si souvent et si hâtivement décrit. En effet, tout au long de sa déjà longue histoire, l’Homme n’a jamais témoigné de propensions à entrer facilement et spontanément en sympathie avec des cultures ou des traditions qui ne lui sont pas familières. C’est pourquoi, il s'avérerait vain de réduire les pratiques musicales aux formes expressives occidentales et, plus spécifiquement, à la seule musique écrite. Depuis des millénaires, les sociétés du monde entier ont développé des formes sonores tellement diversifiées que leur sens échappe parfois à l’esprit ethnocentré dont nous sommes trop souvent porteurs, quelle que soit notre culture d'ailleurs.

La reproduction — ou la substitution — du langage parlé, l’imitation des bruits de la nature, la simulation voire l’appropriation de voix d’entités surnaturelles, tout comme l’utilisation d’objets bruiteurs, pour donner corps à certaines volontés de communiquer, sont autant de manifestations et d’intentions qu’il peut être délicat de qualifier de “musicales”.

De plus, il paraît indispensable de préciser que le terme “musique” est une innovation postérieure à la création des multiples “organisations sonores” que nous connaissons aujourd’hui.

À ce titre, un fait corrobore notre discours liminaire : beaucoup de peuples n’ont pas, dans leur vocabulaire, de terme générique équivalent au mot “musique”. On fait alors appel soit au nom de l’instrument, soit à celui d’une partie de ce dernier ou encore à celui du groupe instrumental considéré (tambour, cordes, ensemble de gongs…).

De même, en Occident, la locution “instrument de musique” suppose que l’outil ou l’objet sonore utilisé serve à la pratique musicale ; pourtant, on retrouve avec l’étiquette “musique ” les tambours de communication, les sifflets de signalement ou encore les cloches d’animaux. Dans cette logique, l’emploi de la terminologie générique “objet sonore” ou “outil sonore” ne conviendrait-elle pas mieux ? C’est probable, car si un objet a un rôle de générateur sonore, il n’en devient pas pour autant systématiquement “instrument de musique”.

D’autre part, si l’on se réfère à l’usage, la fonction prévaut parfois sur l’objet lui-même pour justifier l’attribution de la locution “instrument de musique”. Seule une utilisation constatée et une pratique généralisée permettront de classer cet objet comme tel.

Ainsi, compte tenu de l’imprécision des frontières appliquées au terme “musique”, il nous semblerait plus judicieux de parler de “systèmes sonores de communication”. Cependant, par convention et afin de simplifier notre discours, nous continuerons à utiliser le terme “musique” tout au long de cet ouvrage.

 

Évolution et devenir de la musique traditionnelle

Sādhu flûtiste. Népal. © P. Kersalé 2024.
Sādhu flûtiste. Népal. © P. Kersalé 2024.

Si, par le passé, les musiques traditionnelles ont connu une lente évolution à la mesure du développement du progrès, elles sont depuis le début du XXe siècle soumises à des bouleversements de plus en plus rapides et profonds.

La mondialisation liée à la société de consommation, l’expansion des moyens de communication et l’introduction des technologies modernes jusque dans les endroits les plus reculés de la planète ont profondément influencé les mentalités et les structures d’un grand nombre de sociétés au mode de vie traditionnel. L’élévation globale du niveau de vie et la facilité d’accès à l’information venue d’ailleurs ont, plus ou moins directement, modifié, voire mis en péril les fragiles équilibres de certaines organisations de vie sociale, culturelle ou religieuse.

Même dans les sociétés où persiste une forte empreinte traditionnelle, les jeunes générations, en quête de nouvelles valeurs, notamment celles fondées sur l’argent et l’acquisition de biens matériels, délaissent un certain nombre de leurs traditions, perçues comme passéistes, au profit de la modernité venue de l’Occident. Ces bouleversements engendrent une importante scission intergénérationnelle qui altère profondément le processus de transmission oral du savoir, et sonnent ainsi le glas de milliers de formes séculaires de pratiques musicales, aussi bien vocales qu’instrumentales. Si certaines de ces pratiques survivent aujourd’hui encore dans la mémoire des hommes, l’esprit originel qui les animait s’est, quant à lui, bien souvent volatilisé.

 

La transmission du savoir

Les musiques traditionnelles se transmettent généralement par l'oralité. L’apprentissage des répertoires ou des pratiques instrumentales s’effectue le plus souvent par imprégnation, au sein de la famille ou de la collectivité. Si un seul chaînon vient à manquer dans le cycle de transmission, cela conduit inéluctablement à la disparition des répertoires ou des pratiques.

L’enseignement d’instruments complexes est plutôt le fait de praticiens confirmés et reconnus.

D’autres formes musicales plus secrètes sont uniquement enseignées par les anciens à ceux qui ont préalablement été initiés.

La transmission écrite est beaucoup plus rare ; elle peut concerner les musiques folklorisées et savantes.

 

Le statut des musiciens traditionnels

Les musiciens traditionnels sont, pour la plupart, non professionnels. Ils partagent leur activité musicale avec une fonction assurant leur subsistance et celle de leur famille.

Cependant, dans quelques cultures et civilisations, ils sont professionnels et peuvent même constituer des castes. Un tel statut leur assure une exclusivité, souvent héréditaire d’ailleurs, dans leur domaine. C’est notamment le cas en Inde et plus spécifiquement en Afrique occidentale où certains griots bénéficient d’un grand prestige, d’égards, voire d’importants pouvoirs.

 

Qui crée la musique traditionnelle ?

La musique traditionnelle constitue ce que l’on appelle un patrimoine immatériel. Issue du génie humain et/ou du métissage interculturel, elle relève aussi bien de l’œuvre individuelle parfaitement localisée que de la (re)création collective en constant devenir.


Systèmes et espaces de communication

Systèmes sonores de communication

S’il est évident que la parole constitue le vecteur de base de la communication entre les hommes, et de ce même homme avec le monde animal ou le monde dit supranaturel, d’autres moyens s’utilisent. Ces moyens s’organisent au sein de ce que nous conviendront d’appeler des “systèmes sonores de communication”. Les systèmes sonores de communication comportent ou s’articulent autour de divers éléments :

  • des outils (voix, objets sonores)
  • une organisation de ces outils (solo, duo, chœur, orchestre, formation composite…)
  • une organisation sonore “horizontale” (monologue, antiphonie, hoquet, tuilage…)
  • une organisation sonore “verticale” (polyphonie homophonique, contrapuntique, parallèle, à ostinato…)
  • une langue (véhiculaire, vernaculaire, secrète)
  • un langage (concret, poétique, métaphorique, codé, onomatopéique, crié, sifflé…)
  • une forme d’émission vocale (parlée, déclamée, chantée, murmurée...) un contenu textuel
  • une transposition du contenu textuel (par sifflement, tambourinage, résonance harmonique buccale…)
  • un environnement (lieu, date, heure, présences humaines, animales ou d’entités spirituelles…).

Système global de communication

Même si la communication sonore revêt une importance considérable pour l’homme, elle s’inscrit toutefois dans un système global faisant appel à d’autres sens que la perception auditive. Sont également concernés :

  • la vue (écritures, idéogrammes, symboles, sculpture, peintures, gestuelles, danses, masques, signaux de fumée…)
  • le toucher (accolades, caresses, frappements…), l’odorat (parfums, encens…)
  • le goût (nourritures et boissons).

On pourrait également prendre en compte les systèmes extrasensoriels de communication — tout particulièrement ceux utilisés dans les relations avec les entités spirituelles — articulés autours de pensées où la parole, même si elle n’est pas émise de manière audible, tient une place essentielle.

 

Rôle des systèmes de communication

Kotarma, conteur du royaume gan. Burkina Faso. © P. Kersalé 2024.
Kotarma, conteur du royaume gan. Burkina Faso. © P. Kersalé 2024.

Il est probable que nos lointains ancêtres avaient instinctivement trouvé, dans les phénomènes sonores de leur environnement quotidien, les modèles qui ont façonné les formes embryonnaires de leur activité vocale.

Par l’imitation du cri ou du grognement de l’animal, par la reproduction du chant de l’oiseau, par la découverte du phénomène d’écho, l’homme parvient progressivement à maîtriser, à classer puis à organiser l’ensemble des signaux vocaux qu’il est capable d’émettre. Peu à peu, le son devient mot pour désigner un objet avant de qualifier les fonctions qui lui sont attribuées. De cette matérialisation conceptuelle de l’idée abstraite vont naître les premiers échanges ouvrant sur l’expression des sentiments et le partage des émotions : en un mot, la communication.

Il ne fait aucun doute que cette maîtrise du langage a joué un rôle essentiel dans le processus de socialisation des individus. Elle a d’abord permis à la communauté d’installer l’harmonie, mais aussi de la rétablir lorsqu’elle est rompue.

Mais par-delà cette fonction au service de la collectivité, l’homme éprouve également le besoin de communiquer avec d’autres mondes : animal, végétal, minéral et spirituel (divinités, génies, esprits, mânes...). Dès lors, chaque type de communication s’inscrit dans un système global multisensoriel et/ou extrasensoriel dont les procédures s’établissent et se légitimisent par la tradition.

 

Trois espaces de communication sonore

Les trois espaces de communication.
Les trois espaces de communication.

Afin de mieux cerner l’organisation, le rôle et la fonction des différents systèmes sonores de communication, nous les avons abordés à travers une répartition en trois espaces aussi arbitraires qu’universels : icilà-bas et au-delà.

 

Ici

Ce territoire, à géométrie variable, correspond à des limites géographiques faciles à déterminer : une pièce de la maison, une enceinte de propriété familiale, mais aussi un lieu de vie, de travail, de fête ou de cérémonie pour une collectivité restreinte. Sur le plan physique, la distance entre le point d’émission sonore et le point de réception le plus éloigné varie de quelques dizaines de centimètres à quelques dizaines de mètres. Cette portée dépend directement de la spécificité de l’environnement, des outils sonores utilisés et, bien sûr, de la nature du message. Dans ce contexte, s’établissent toutes les formes de communication vocale et/ou instrumentale intimistes, mais aussi les moments de partage et de convivialité d’une famille ou d’un groupe.

 

Types de communication au sein des espaces définis
Types de communication au sein des espaces définis

Là-bas

Cet espace n’a théoriquement pas d’autres limites que celles liées à la portée acoustique des outils sonores employés ou du mode d’acheminement de la communication (par exemple l’existence de relais). Utilisant toutes sortes de procédés, l’homme cherche ainsi à s’affranchir des distances pour tenter d’établir une relation avec ses semblables ou avec les animaux.

 

Au-delà

L’au-delà ouvre sur la communication avec les entités spirituelles. Cela concerne aussi bien le dieu unique des religions du livre que toutes les divinités, esprits, génies ou mânes. Par essence, les contours de cet espace sont physiquement indéfinis puisque certaines entités habitent, selon les croyances, en des lieux inconnus de l’univers. Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’une simple communication unilatérale des hommes vers les entités spirituelles, mais bel et bien d’un échange bilatéral.

Nous avons passé sous silence la communication avec le végétal et le minéral. Précisons simplement que, dans nombre de sociétés traditionnelles, l’homme entre en contact avec l’esprit des plantes et des minéraux, notamment lorsqu’il doit déposséder la nature d’une partie de ses fruits.

 

Notre propos va consister à illustrer, par l’exemple, les différents types de communication de ces trois espaces.