Communiquer ici - 1/2


Communiquer ici. Ce “territoire”, à géométrie variable, correspond à des limites géographiques faciles à déterminer : une pièce de la maison, une enceinte de propriété familiale, mais aussi un lieu de vie, de travail, de fête ou de cérémonie pour une collectivité restreinte. Sur le plan physique, la distance entre le point d’émission sonore et le point de réception le plus éloigné varie de quelques dizaines de centimètres à quelques dizaines de mètres. Cette portée dépend directement de la spécificité de l’environnement, des outils sonores utilisés et, bien sûr, de la nature du message. Dans ce contexte, s’établissent toutes les formes de communication vocale et/ou instrumentale intimistes, mais aussi les moments de partage et de convivialité d’une famille ou d’un groupe.

 

Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 1991-2024, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 15 novembre 2024.


SOMMAIRE



À propos des enregistrements

Patrick Kersalé enregistre des chants pygmées Aka. République centrafricaine. Octobre 1991.
Patrick Kersalé enregistre des chants pygmées Aka. République centrafricaine. Octobre 1991.

La plupart des extraits sonores présentés dans ce PAE ont été enregistrés par GeoZik sur le terrain entre 1991 et 2002 (sauf mention spéciale). Plus rarement, ils ont fait l’objet d’une reconstitution en studio au plus près de l’esprit de leur forme originelle.

À travers la sélection ici proposée, nous nous sommes efforcés d’offrir un panorama de musiques vivantes appartenant essentiellement à des cultures minoritaires peu touchées par les stigmates du progrès et relativement épargnées des manipulations politiques récentes qui pourraient les conduire à une forme de folklorisation. Ces prises de son ont été majoritairement effectuées dans des sociétés pratiquant la religion des esprits,

sociétés qui s’appuient, aujourd’hui encore, sur des coutumes et des modes de vie très anciens. Malgré tout, certaines formes sonores n’ont plus véritablement cours aujourd’hui ; elles ont été exhumées de la mémoire des générations les plus anciennes pour un ultime enregistrement avant leur totale disparition. Nombre d’entre elles sont inédites et quelques-unes ont été collectées pour la première et, peut-être, pour la dernière fois. Afin d’offrir le plus large choix d’exemples, nous avons présenté, des versions intégrales des pièces les plus courtes, ou des extraits significatifs des plus longues.


Discours

Viêt Nam - Êđê - Discours métaphorique

Lieu & date : Viêt Nam. Ethnie Êđê. Province du Dak Lak, vill. Buôn Ako Dhong. Avril 1997. Durée : 01:25. © Patrick Kersalé 1997-2024.


Êđê buvant la bière de riz dans des jarres. © P. Kersalé 1997-2024.
Êđê buvant la bière de riz dans des jarres. © P. Kersalé 1997-2024.

Comme évoqué dans notre introduction, les rôles et fonctions de la parole, dans tous les systèmes de communication, s’avèrent primordiaux. Base du discours ou de l’échange conversationnel, mais aussi vecteur de la socialisation et de l’éducation, la parole n’est pas uniquement une somme de mots ouvrant sur un signifié monolithique. En effet, si la portée et l’efficacité du discours s’évaluent généralement à sa clarté ou à sa compréhension par le plus grand nombre, il existe d’autres formes de propos, beaucoup plus élaborées, qui prennent corps à travers la métaphore. Cet artifice du langage, qui fait appel à des images ou à diverses figures de rhétorique, permet au locuteur d’écarter une partie de l’auditoire de l’accès au contenu du message pour le réserver aux “initiés”.

Les Êđê, minorité ethnique vivant sur les hauts plateaux au centre du Viêt Nam, ont fait du discours métaphorique (klei kưt) un mode de communication très ancré dans les actes de la vie quotidienne. L’accueil d’un visiteur, une déclaration d’amour, la négociation d’un mariage, l’acte de justice ou encore le commentaire portant sur un événement constituent autant de situations propices à son exercice.

Cette forme orale versifiée et codifiée, s’appuie sur la maîtrise de deux notions techniques fondamentales : le rythme et les assonances des mots. Les multiples artifices du klei kưt permettent à l’interprète, selon son inventivité et son savoir-faire, de rendre son discours plus ou moins facile à comprendre.

De plus, le klei kưt allie esthétique, humour et recherche de formules efficaces pour rendre le discours vivant et faciliter sa mémorisation. Pour cela, il s’appuie sur :

  • les enchaînements. Les vers sont organisés selon un jeu de consonnes et de voyelles analogues, enchaînées les unes aux autres, symétrisées ou encore répétées plusieurs fois dans un même vers ou un même texte. Par exemple :

Prŏng êbung köyua mâo alê - Les pousses de bambou grandissent au sein des bouquets de bambous
Prŏng păk kê köyua mâo köyâo - Le gecko grandit dans les arbres
Prŏng mnuih êtuh êbao - L’homme se multiplie par centaines et par milliers
Köyua mâo ami ama  - C’est l’œuvre des parents

 

Autrement dit : « Rien ne peut exister sans parenté ».

  • la métaphore proprement dite. Deux jeunes gens s’aiment, la fille est partie au loin et le garçon est déterminé à aller la retrouver ; il lui exprime ainsi sa volonté : « Si l’on perd son poulet, on doit suivre les traces laissées par ses plumes. Si l’on perd son chien, on doit chercher son os. Tu es absente du village, je dois chercher à tout prix le bracelet que je t’ai offert. »
  • la comparaison. Par exemple : « Quand tu souris, ta mine est réjouie comme une fleur fraîche ; quand tu parles, ta voix est claire comme le son du gong. »
  • l’exagération. En parlant de l’impuissance des garçons devant les filles : « Sept éléphants troublent l’eau de la flaque mais l’eau reste calme. Les éléphants font des efforts pour en sortir ou seulement atteindre le bord de la flaque. »
  • la symétrie. On utilise des images opposées mais unies pour édifier le propos : « Le foyer de la travée extérieure - le foyer de la travée intérieure ; la récolte de cette année - la récolte de l’année prochaine ; ta mère me porte au dos - ma mère me porte au dos... »

Le discours métaphorique et la cour d’amour

Courtiser est un art difficile : il faut vaincre l’appréhension, trouver les mots justes pour exprimer ses sentiments, éviter les maladresses, montrer le meilleur de soi-même. Chaque société a développé ses propres codes. Certains sont parfois reconnus et institutionnalisés au point de devenir prétexte à des joutes orales voire à des concours. Les mots d’amour peuvent être déclamés ou chantés et font appel à différents types de langages : concret, poétique, métaphorique.

Le langage “concret” se traduit par des phrases simples et un vocabulaire facile à assimiler. Le langage “poétique” utilise des constructions et un vocabulaire plus élaborés tout en restant compréhensible. Quant au langage “métaphorique”, il emploie des images plus ou moins absconses.


Amour courtois

Viêt Nam - Lô Lô - Chant alterné entre filles et garçons

Lieu & date : Viêt Nam - Prov. Mèo Vạc - Dist. Hà Gìang - Vill. Thơn Sampả A. 18 mars 1999. Ethnie : Lô Lô. Interprètes : Zuan Ti Van, Lo Ti Fwing, Lo Mi Thanh, Liang Ha Thang. Durée : 01:53. © Patrick Kersalé 1997-2024.

 


Au Viêt Nam, la pratique du chant alterné constitue une véritable institution. Selon l’habileté ou la témérité des intervenants, les textes se chantent tels qu’ils ont été appris à travers la tradition, ou proposent des formules innovantes. Si ces dernières trouvent écho auprès de l’auditoire, elles enrichiront alors le répertoire. Spontanément, les garçons et les filles se livrent à de longues joutes vocales, chacun déclamant alternativement, avec délicatesse et retenue, sa flamme.

Le répertoire s’assortit généralement de nombreuses métaphores d’ordre poétique. L’extrait ici proposé a été collecté auprès des Lô Lô, au nord du pays. Il s’agit d’un

chant d’amour antiphonal interprété par deux garçons et deux filles. Chaque duo homophonique est constitué d’un “meneur” et d’un “suiveur”.

Compte tenu du caractère souvent improvisé des chants, le “suiveur” doit nécessairement attendre le début de l’intervention du “meneur” pour prendre le relais.

Noter que ce chant utilise la technique du tuilage.

 


La fille

« Pourquoi au loin êtes-vous allé, me laissant ?

Mon amour pour vous ne s’est pas altéré.

Vous avez disparu et ma chambre vide est restée,

Jour et nuit je vous espère,

Lorsque vous partez, s’envole un fragment de mon âme

De vous, chaque nuit je me languis dans le chagrin… »

Le garçon

« Aujourd’hui pour la première fois

Se rencontrent le bambou et l’abricotier,

Puisse ce bref moment de notre longue existence

Être promesse d’amour éternel,

Forgeons en nous une profonde émotion

Qu’au-delà de cette fête rien ne pourra effacer. »


 

Viêt Nam - Nùng An - Chant alterné entre garçons et filles

Lieu & dateViêt Nam - Hameau Lạn Trê - Prov. Cao Bằng. 24 octobre 1993. Durée : 00:56. © Patrick Kersalé 1993-2024.


Jeunes filles de l'ethnie Nùg An. Viêt Nam. © Patrick Kersalé 1995-2024.
Jeunes filles de l'ethnie Nùg An. Viêt Nam. © Patrick Kersalé 1995-2024.

Chez les Nùng An, au nord Viêt Nam, on pratique une forme de chant alterné appelé sli ou xi pour célébrer l’amour, mais aussi les événements tristes ou joyeux qui émaillent la vie quotidienne. L’extrait ici proposé est tiré d’une chanson qui “oppose” deux garçons à deux filles. En fait, nous n’entendons que la partie interprétée par les deux jeunes filles. En effet, contrairement à la séquence précédente, faite d’une rapide alternance de courtes sections mélodiques, les prestations de chacune des parties sont beaucoup plus longues et les garçons ne répondent qu’au terme de cette intervention.

Les deux voix féminines cheminent différemment. La première débute seule en évoluant sur un ambitus de quinte. La seconde intervient quelques secondes plus tard sur un ambitus de seconde mineure ou de tierce majeure, en procédant par glissandos ascendants et descendants. Les deux voix conservent toujours la même intensité et le même timbre. Après vingt à trente secondes de chants entrecroisés, les deux interprètes, à bout de souffle, s’arrêtent simultanément sur un unisson.

Juste le temps de reprendre leur respiration ou de rechercher une nouvelle inspiration et les deux voix reprennent aussitôt le même schéma. Lorsque ces pratiques de chant alterné s’effectuent devant un public, ce dernier participe activement en ponctuant de clameurs codifiées par la tradition chaque fin d’intervention.

 

Viêt Nam - Tày - Chant solo auto-accompagné au luth

Lieu & date : Viêt Nam. Hameau Lê Lai - Vill. Dông Khê / 25 octobre 1993. Interprète : Nông Thi Tuyêt. Durée : 01:57. © P. Kersalé 1993-2024.

 


Joueur de luth tính tâu de l'ethnie Hmong. Viêt Nam. © P. Kersalé 1995-2024.
Joueur de luth tính tâu de l'ethnie Hmong. Viêt Nam. © P. Kersalé 1995-2024.

Originaire des ethnies Thái, Tày et Nùng du nord du Viêt Nam, le luth à manche long tính tâu possède deux cordes et une caisse de résonance en calebasse. Garçons et filles en accompagnent leurs chants d’amour. Une très belle légende raconte son origine : « Il y a bien longtemps, une calebasse-mère engendra le genre humain. Après cette naissance, elle resta en amont de neuf rivières, vide. Le vent, qui passait par-là, s’y engouffrait avec plus ou moins de force et produisait des sons.

Un jour, le dieu Then envoya son araignée céleste chercher de l’eau sur la terre. Elle s’arrêta près des neufs cours d’eau et trouva la calebasse. En tapotant sa coque, elle se rendit compte qu’il en sortait des sons différents selon la façon de frapper. Alors elle se mit à battre la calebasse en rythme pour la faire chanter.

Quelque temps après, un jeune Thái du nom de Khum Rong se promenait dans la forêt quand il rencontra la calebasse.

Il lui demanda :

— Toi qui es musicienne, pourrais-tu m’apprendre à chanter et m’accompagner ?

La calebasse répondit :

— Va dans la forêt. Rapporte du bois. Tu en feras un manche. Ensuite, va couper les cheveux des fantômes Da Bom et Da Bai. Tresse-les pour en faire des cordes puis reviens. Khum Rong s’exécuta et s’en revint chargé des précieux objets.

— Maintenant, dit la calebasse, coupe-moi en deux. Avec une moitié, fais une caisse de résonance. Puis installe le manche et tends les cordes.

Le jeune homme suivit les instructions de la calebasse et fabriqua le premier tính tâu. »

 

Cambodge - Bunong - Cithare tubulaire

Interprète : Nyel Che. Lieu & date : Prov. Mondulkiri. Vill. Pu Tam n°4. 11 décembre 2010. Durée : 05:00. © Patrick Kersalé 2010-2024.

Ce musicien bunong, Nyel Che, est non-voyant. Il est très créatif, tant sur le plan de la facture instrumentale que dans son style de jeu. Comme il a grandi au Viêt Nam, il est imprégné de la culture des deux pays. Sa position de jeu est différente de celle de tous les autres musiciens que GeoZik a rencontrés.


Différentes ethnies proto-indochinoises peuplant le centre du Viêt Nam, le sud du Laos et le nord du Cambodge pratiquent à la fois le jeu des gongs en ensemble et la cithare tubulaire en bambou à résonateur en calebasse. Avec cette dernière, les jeunes gens cherchent à exécuter les pièces de l’ensemble de gongs selon un canon similaire. Mais ils l’affectionnent aussi pour accompagner leurs propres chants ou ceux des jeunes filles au cours des rituels de cour d’amour.

L’instrument est constitué d’une section de bambou d’environ 100 à 120 cm de long, percée d’une ouïe à sa base. Il possède onze cordes métalliques. Des chevilles d’accordage en bambou, réparties sur la moitié supérieure du tube, assurent la tension des cordes.

À la base se trouve fixée une calebasse évidée faisant office de caisse de résonance (parfois on note la présence d’une seconde calebasse à l’extrémité supérieure de l’instrument).

Pour jouer, le musicien pince les cordes avec les deux mains disposées autour du tube. Il existe des cordes mélodiques et d’autres pour l’accompagnement. Les cordes mélodiques sont accordées à la même hauteur relative que les gongs et portent le même nom.

Cet instrument est la résultante de l’évolution d’une autre cithare quasiment disparue aujourd’hui dans ces régions, la cithare tubulaire en bambou à lanières soulevées ou cithare idiocorde.

 

Viêt Nam - Hmong - Guimbarde

Lieu & date : Viêt Nam. Province de Lai Châu. District de Sìn Hồ. Commune de Xã Hồng Thu. Novembre 2005. Durée : 02:31. © Patrick Kersalé 2005-2024.


Jeune fille de l'ethnie Hmong fleuri jouant de la guimbarde. © P. Kersalé 1999-2024.
Jeune fille de l'ethnie Hmong fleuri jouant de la guimbarde. © P. Kersalé 1999-2024.

La guimbarde se rencontre aussi bien en Europe, qu’en Amérique du Nord, en Asie et en Océanie. Avec cet instrument, on reproduit, par le jeu de la variation du volume de la cavité buccale, les formants vocaliques et, dans le cas des langues tonales, la tonalité.

Les jeunes hmong, filles ou garçons, sont maîtres dans l’art de courtiser avec la guimbarde ncas (prononcer “ntcha”). Elle peut être emportée partout du fait de sa petite taille et, compte tenu de sa faible puissance sonore, elle favorise une sorte d’intimisme.

Voici l’extrait d’un conte traditionnel : « Une fois que le jeune garçon a découvert dans quelle pièce de la maison dort la jeune fille qu’il désire courtiser, il s’en approche, de nuit, lorsque toute la famille est endormie. Il emporte sous son bras une natte enroulée ou une couverture. Heureusement pour les jeunes “amants”, les planches constituant les murs des maisons hmong ne sont pas jointives et laissent même apparaître d’importants espaces. Si, avec beaucoup de discrétion et de formes, il a convaincu la jeune fille de l’écouter, tous deux s’agenouillent chacun d’un côté du mur et entament la conversation. Le garçon tente alors, avec sa guimbarde, de la persuader de quitter la maison. Si la jeune fille accepte, elle devra rentrer au premier chant du coq afin que personne ne puisse s’apercevoir de son escapade… »

La guimbarde des Hmong est découpée dans une fine feuille de laiton. Elle mesure 10 cm de long sur 7 à 8 mm dans sa partie la plus large. D’autres guimbardes rencontrées dans le monde, sont en fer ou en bambou. Pour la jouer, on la saisit d’une main et on la place devant la bouche (contrairement à certaines guimbardes que l’on plaque sur les incisives) tandis que l’index ou le pouce de l’autre main fait vibrer la languette mobile.

 

Qu'est-ce qu'une langue tonale ?

On rencontre les langues tonales dans une grande partie de l’Asie du Sud-Est et en Afrique noire. Une langue tonale est une langue où l’on tient compte de la hauteur à laquelle sont prononcés les syllabes ou les mots. Les hauteurs peuvent être fixes ou variables. La langue hmong est, par exemple, une langue à sept tons plus une variante. Dans le système de transcription Barney-Smalley de la langue hmong, la tonalité est marquée par une consonne non prononcée à la fin de chaque mot : trois tons fixes relatifs (s, -, b), trois tons descendants relatifs (m, g, j), un ton montant (v) et sa variante descendant-montant (d). Le diagramme ci-dessous permet la visualisation des différents tons. Ainsi, un même phonème prononcé selon sept hauteurs tonales différentes prendra sept significations !
Hauteurs tonales de la langue hmong selon le système de transcription Barney-Smalley.

Cambodge - Tampuon - Vièle à résonateur buccal

Interprète : Cheunk Ngon (31 ans).

Lieu & date : Ethnie Tampuon. Prov. Ratanakiri. Vill. Laeun Chuong. 26 décembre 2010. Durée : 01:51. © Patrick Kersalé 2010-2024.


Instrument de cour d’amour au caractère intimiste, le kani, vièle à résonateur buccal, offre un mode de fonctionnement unique au monde. Cet instrument est particulièrement rare à travers le monde. Elle existe presque exclusivement chez les minorités ethniques de la cordillère annamitique. Avec le renouveau culturel prôné par le Viêt Nam, l'instrument devient “folklorique”, c'est-à-dire joué hors de son contexte initial. Au Cambodge et au Laos, il est en totale déshérence. Originellement instrument de cour d'amour, l'avancée de l'électrification des zones les pus reculées et le raz de marée des Smartphones ont eu tôt fait de changer les habitudes d'approche des prétendants. Sa technologie primitive — mais non moins géniale ! — implique un rapprochement de la source d'émission pour percevoir correctement le son et les mots dans lesquels les consonnes ont disparu et les voyelles sont présentes, mais sans voisement. La technique d'émission des sons avec la bouche s'apparente à celle de l'arc musical, à la différence près que les consonnes sont générées par frottement d'un archet sans crin sur une corde et non par un frappement de cette dernière.. 

La vièle à résonateur buccal des Tampuon du Cambodge est dénommée kani. Elle est ici fabriquée dans une pièce de bois (normalement de bambou) sur laquelle est tendue une unique corde métallique. Quatre touches thaᴐ — litt. sein — sont fixées avec de la résine végétale. L’archet est constitué d’une longue lamelle découpée dans l'entrenœud d'un chaume de bambou. De la base de la corde de jeu part une fine cordelette portant à son extrémité une rondelle de corne ou de plastique.

Pour jouer, l’instrumentiste emprisonne la base du manche entre deux orteils, place la rondelle derrière les dents, tend la ficelle et frotte la corde de jeu avec l’archet de bambou enduit de résine végétale. 


En modifiant le volume de la cavité buccale, il génère des voyelles non prononcées qui viennent se superposer à la mélodie produite par l'archet. Cette technique de communication “à consonne unique” a conduit à dénommer cet instrument par le terme onomatopéique “mem” car la seule consonne qui puisse être produite est le “M”. N'est-ce pas cette même technique d'ouverture de la bouche utilisée dans leurs babillages par les petits enfants qui a donné, dans une grande partie des langues du monde, la première lettre du mot maman ? Khmer : ម៉ាក់ maek / Vietnamien : mẹ / Thaï : แม่ mæ̀ / Hindi : माँ maan / Chinois : 妈妈 māmā

Il existait, voici quelques décennies encore, un dispositif d'amplification réalisé avec une section de chaume de bambou dont une ouverture était recouverte d'une peau. Un fil reliait la base de la corde au centre de cette membrane. Voir photos prises au Viêt Nam dans la galerie d'images.

 

Laos - Katu - Orgue à bouche

Interprète : M. Nith. Lieu & date : Laos, Ban Kendon. 6 janvier 2006. 

Durée : 07:10. © Patrick Kersalé 2006-2024.


L’orgue à bouche se rencontre sous plusieurs formes et diverses appellations en Asie du Sud-Est, en Chine et au Japon (voir notre PAE L'orgue à bouche). Au Laos, l’orgue à bouche en radeau (khaen) des katu constitue un emblème national. Un grand nombre d’ethnies l’ont adopté et intégré dans leur musique rituelle. Il est joué en de multiples circonstances, mais il prend une place particulièrement importante dans les rituels amoureux pour interpréter ou accompagner les chants.


L’instrument présente deux rangées identiques de tuyaux parallèles, d’un diamètre interne de 8 à 12 mm. Les longueurs sont ordonnées de manière décroissante. Cependant, contrairement à l’impression visuelle, ce n’est pas la longueur apparente de chaque tube qui détermine la hauteur de la note émise, mais la situation de l’ouverture pratiquée le long de chacun des tuyaux.

Le nombre total de tuyaux varie de 14 à 16 unités et la dimension du plus grand peut atteindre trois mètres de longueur. Chacun d’eux dispose d’une anche libre de laiton ou d’argent. Celles-ci sont regroupées dans la chambre de distribution d’air, de forme oblongue, qui dispose d’une ouverture sur laquelle le joueur vient poser les lèvres pour souffler. De la cire d’abeille assure l’étanchéité et la fixation des tubes qui traversent la chambre.

Un petit trou de 2,5 à 3 mm de diamètre est percé le long de chaque tuyau, à quelques centimètres au-dessus de la chambre de distribution. Leur disposition offre aux doigts des deux mains de l’instrumentiste, un accès facile pour les obturer et ainsi permettre la mise en vibration de l’anche.

Le son est émis aussi bien pendant l’inspiration que l’expiration, un peu comme sur un harmonica. Certaines pièces musicales nécessitent l’utilisation d’un bourdon ; on obture alors le trou de jeu du tuyau désiré avec un petit morceau de cire et l’on joue normalement sur les autres tuyaux.

 

Viêt Nam - Jörai - Flûte

Lieu & dateViêt Nam - Vill. Plei Ngăm Thung. Avril 1997. Musicien : Baih. Durée : 00:49. © Patrick Kersalé 1997-2024.


M. Baih de l'ethnie Jörai jouant de la flûte en bambou. © P. Kersalé 1997-2024.
M. Baih de l'ethnie Jörai jouant de la flûte en bambou. © P. Kersalé 1997-2024.

Les instruments musicaux liés ou dédiés à la cour d’amour ont naturellement un caractère intimiste. Leur puissance sonore limitée, inhérente à la nature de leur fonction, invite l’auditeur à rester proche du lieu d’émission, et donc de l’interprète.

Dans les sociétés pratiquant une agriculture traditionnelle, la musique liée à la cour d’amour est jouée au moment des rites agraires qui marquent la fin de la période des récoltes.

La flûte représente un des instruments mélodiques les plus faciles et parmi les moins coûteux à fabriquer. Un morceau de bambou bien choisi, un embryon de savoir-faire et le tour est joué. Peu encombrante, facile à transporter, elle est la compagne fidèle des jeunes bergers.

Ces derniers en font le vecteur privilégié de l’expression de leurs sentiments, en particulier au début des amours naissantes. S’ils choisissent le répertoire habituellement connu de la communauté, la seule évocation de la ligne mélodique sera suffisamment explicite pour éventuellement toucher le cœur de la jeune fille à qui le message se destine. Les plus hardis se lanceront dans l’interprétation de mélodies de leur création. Pour diverses raisons (interdits, symbolisme phallique...), les flûtes sont rarement jouées par les femmes.

Le đing klơk des Jörai est une flûte à embouchure terminale et conduit d’air aménagé, fabriquée dans une section de bambou de 50 à 60 cm de long et de 1,5 à 2 cm de diamètre et possédant deux trous de jeu.

 

Cambodge - Jarai - Flûte de Pan en faisceau

Lieu & date : Cambodge. Province du Ratanakiri. Village de Kon Choeung. Février 2010. Durée : 02:03. © Patrick Kersalé 2010-2024.


Au Cambodge, quelques rares femmes jarai connaissent encore le jeu du đĭng djön, un instrument apparenté à tort à une flûte, en l’occurrence une flûte de Pan en faisceau. En effet, les tuyaux sont maintenus à distance pour recevoir un jet d’air grossier. Or aucune lame d’air ne vient se briser sur un biseau pour créer un son défini comme c’est le cas pour les flûtes. Il s’agit plutôt d’un bruit blanc contenant toutes les fréquences voisines du son fondamental défini par la longueur du tuyau, enrichi harmoniquement par les tubes adjacents. Contrairement à une flûte de Pan, les tuyaux sont ici ouverts à leur extrémité inférieure.

Pour jouer, la musicienne présente l’ouverture des tubes à une dizaine de centimètres de sa bouche et envoie de l’air à l’intérieur en déplaçant simultanément l’instrument et la tête. 

L’instrument peut également être joué par deux femmes, l’une dans la position décrite et l’autre placée à l’extrémité inférieure, cette dernière jouant un ostinato sur le tuyau le plus grave. Le souffle de la musicienne s’accompagne d’un frullato (roulement de langue rapide). Afin de rendre plus vivante encore la pièce musicale, elle ajoute un accompagnement rythmique en brossant avec le pouce l’extrémité supérieure des tuyaux les plus accessibles. Cet ostinato s’apparente au canon musical des ensembles de gongs, instruments majeurs et référents des Jarai. Les mélodies interprétées sur cet instrument sont avant tout des chants, principe caractéristique de tout le répertoire instrumental des peuples de cette région.


La séquence pas-à-pas

00:00 - Traditionnellement, les Jarai, comme tous les peuples des confins frontaliers du Cambodge, du Laos et du Viêt Nam, cultivent le riz sur brûlis. Aujourd’hui, les lois gouvernementales interdisent ces pratiques mais l’extrême précarité dans laquelle ils vivent ne leur laissent pas le choix. De plus, la déforestation sauvage pratiquée par des compagnies nationales et internationales sur leurs terroirs ancestraux ne les invitent pas aux états d’âmes. Sur ces terres, ils continuent d’habiter, de cultiver, de chasser et de cueillir comme ils le font depuis toujours. Mais leurs jours sont désormais comptés.

00:48 - Remarquez la tenue horizontale de l’instrument permettant à une seconde musicienne de jouer un ostinato à l’autre extrémité. Remarquez également le pouce droit qui brosse les tuyaux accessibles.

01:31 - Rizière de montagne, par opposition à la rizière irriguée des plaines.

 

Quelques expressions à propos de l'amour courtois 

  • Nombre d’expressions métaphoriques fleurissent à travers le monde, prenant à témoin les instruments de musique joués dans les rituels de cour d’amour :
  • > Ethnie Yombe. Congo. « La flûte de Pan est en arrière ». Expression utilisée par les hommes âgés pour signifier que la cour d’amour n’est plus de leur âge. La flûte de Pan est jouée par les jeunes garçons pour signaler aux jeunes filles leur présence en brousse.
  • > Ethnie Êđê. Viêt Nam. « Leurs parents leur ont donné des conseils, mais ils ne les ont pas écoutés, ils préfèrent jouer de la flûte jusqu’à leur mort ». Littéralement, ils préfèrent conter fleurette jusqu’à leur mort.
  • > Ethnie Jörai. Viêt Nam. « Mieux vaut coupe-coupe brisé que köni cassé, mieux vaut maison détruite que porche effondré. » Le porche de la maison symbolise l’endroit où les amoureux se rencontrent et se courtisent ; la maison constitue le foyer des gens sages et mariés. Le köni représente l’instrument idéal de la cour d’amour et le coupe-coupe, l’instrument du travail quotidien. Autrement dit, mieux vaut être amants que vivre en ménage. Dans le même esprit, une autre expression jörai : « Brisez le coupe-coupe et le köni n’en jouera que mieux. »

Séduction des riches et des puissants

Mali - Songhay - Luth

Lieu & dateMali - Vill. Tombouctou. Octobre 1993. Musicien : Abassou Ag Mohamed (kubur). Durée : 02:23. © Patrick Kersalé 1993-2024.


Luth kubur (Abassou Ag Mohamed) et tambour d'eau gaasu. © P. Kersalé 1993-2024.
Luth kubur (Abassou Ag Mohamed) et tambour d'eau gaasu. © P. Kersalé 1993-2024.

La séduction des riches et des puissants peut générer une source de revenus non négligeables pour un louangeur talentueux. Aujourd’hui encore, en Afrique occidentale, les griots — musiciens professionnels constituant une caste — célèbrent les puissants nobles ou les riches roturiers. Ils entretiennent la bonne réputation de ces derniers en colportant leurs bienfaits, leurs qualités ou leurs faits d’armes.

Certains griots songhay de Tombouctou accompagnent leurs récits ou leurs chants d’un luth à manche court d’origine touareg, le kubur. Doté d’une caisse de résonance oblongue, creusée dans une unique pièce de bois, l'instrument dispose de trois cordes dont la tension se règle grâce à des bagues de cuir situées en haut d’un manche cylindrique en bois.

Dans l’enregistrement, on entend également un interprète qui joue d’une demi-calebasse (gaasu) posée à terre sur des étoffes, et percutée par les bagues métalliques qu’il a passées autour de chaque doigt. La calebasse est surmontée de sonnailles, petites plaques de tôle munies sur leur pourtour d’anneaux métalliques. Un autre griot lance des louanges à un bienfaiteur “en puissance”.

Il arrive également que les Songhay de Tombouctou accompagnent le kubur d’un tambour d’eau frappé avec la tranche de leurs sandales.

Le conte songhay « Dialadio le prodigue », illustre le véritable pouvoir des griots.

Les griots et leurs pouvoirs 

  • • Le rôle des griots est, entre autres, de louanger les notables puissants, riches et généreux.
  • • Les jeunes griots apprennent les répertoires par imprégnation en suivant leur(s) maître(s) tout au long de leur jeunesse. Ils les reproduiront plus tard par imitation.
  • • Ils sont maîtres dans l’art de manier le verbe et prompts à retourner toute situation en leur faveur, tout en sauvant l’honneur de celui qu’ils affrontent s’il s’avère généreux ou, dans le cas contraire, à le désavouer.
  • • Un notable s’attache généralement les services d’un griot qui connaît bien la généalogie de sa famille ainsi que ses hauts-faits, mais il existe aussi entre eux une certaine concurrence les obligeant à se dépasser. 
  • • La caste des griots est hiérarchisée.
  • • Les griots sont des journalistes de tradition orale. Ils collectent et diffusent l’information. Ils possèdent des réseaux d’informateurs leur permettant de se tenir au courant de tous les potins quasiment en temps réel. C’est entre autre cette faculté d’accéder rapidement à l’information qui leur confère tant de pouvoir. Ils sont la mémoire historique et séculaire de l’Afrique de l’ouest.
  • • Les griots s’accompagnent presque toujours d’un instrument de musique, variable selon les régions : luth, harpe-luth, tambour à tension variable, xylophone, vièle monocorde...
  • • Cette mise en scène et cette pompeuse flatterie permettent de sauver tous les honneurs : celui des griots capturés, celui du chef des griots et bien sûr et surtout celui du notable. 

Burkina Faso - Sénoufo - Chant, harpe-luth, racleur

Lieu & date : Village de Oulonkoto. Sénoufo. Burkina Faso. Janvier 2000.

Durée : 00:58. © Patrick Kersalé 2000-2024.

Pour aller plus loin : Les maîtres du nyama (DOCU)


Sora sénoufo jouant de la harpe-luth. © P. Kersalé 2000-2024.
Sora sénoufo jouant de la harpe-luth. © P. Kersalé 2000-2024.

Indépendamment de la caste des griots, il existe d’autres musiciens-chanteurs, issus de cette même région d’Afrique occidentale, attachés aux confréries initiatiques des chasseurs. Ces chantres (sora), encensent les meilleurs chasseurs pour leurs exploits cynégétiques lors de cérémonies rituelles ou encore, à l’occasion de fêtes de réjouissances. Leurs louanges s’adressent aussi bien aux personnes présentes, absentes qu’à celles défuntes.

Ces musiciens-chanteurs sont rémunérés par les chasseurs eux-mêmes, avec de l’argent (autrefois des cauris, coquillages qui servaient de monnaie), du gibier, des secrets initiatiques, des remèdes ou des gris-gris protecteurs. Leur notoriété ainsi que leurs revenus grandissent en fonction du succès de leurs diverses prestations. Lorsqu’ils ont acquis suffisamment de prestige, ils se mettent alors au service des meilleurs et, bien souvent, des plus riches chasseurs.

Lors de leurs cérémonies ou de leurs fêtes, les chasseurs (un chasseur) qui se reconnaissent dans le texte chanté sont tenus de danser. Dans le cas contraire, ils s’abstiennent et prennent acte de l’enseignement relaté. Pour exécuter ces danses, ils portent parfois un masque cimier constitué du crâne des animaux qu’ils ont abattus. Ils jouent aussi la pantomime en reconstituant des scènes de chasse vécues.

Le louangeur s’accompagne d’une harpe-luth (donso n'gɔ́ni — prononcer dõnso ngoni — littéralement “corde(s) des chasseurs”) à six cordes trouvant son origine mythique dans le Wassoulou (Mali).

Voici un exemple significatif, riche de détails et de métaphores, d’un très bel éloge adressé aux vaillants chasseurs des confréries initiatiques :

« Eh ! Nul n’est éternel ! Nous sommes aux chasseurs[1]. Toute personne qui a choisi un chasseur pour gendre a traité avec un brave.

Les chasseurs[2] sont morts.

Eh ! Le singe est entré dans l’obscurité[3]. Nul n’est éternel.

Nous en arrivons aux braves, des braves comme nous. J’interpelle le tueur d’hippopotame, Madou, le chasseur Turka Madou qui fit beaucoup de choses. Le jour où le court (de taille) Madou et l’hippopotame se rencontrèrent dans la rivière fut difficile. Il me jura un autre jour de me rapporter une queue d’animal et me demanda de lui faire ses louanges. Il nous laissa en causerie et se rendit en brousse. Ah, un brave fâché ne fait pas de bien[4]  ! 

Le monde est bien fini pour celui qui meurt. Un désespéré ne peut voir le seuil de la porte, c’est souvent un problème d’enfant[5]. Certains meurent, d’autres naissent.

J’interpelle le chasseur Tiéfing du Burkina, Tiéfing de Dakoro[6]. Le jour où j’ai trouvé Tiéfing chez lui à Dakoro, je lui ai dit : « J’ai entendu parler de toi avant de te rechercher. Je n’entends jamais parler d’un chasseur sans le rechercher ». Je lui ai dit encore : “Vaillant chasseur, les chasseurs qui m’admirent sont nombreux mais, de nos jours, ceux qui m’épousent sont rares[7]”. Alors Tiéfing me maria à la viande . Il me dit : « S’il plaît à Dieu et à son envoyé, tu ne mangeras pas de viande de volaille ici chez moi, quel que soit le nombre de jours où tu y resteras. »

Je lui ai répondu : 

« Je ne mangerai pas de volaille car je n’ai pas de médicament contre la malaria, je ne mangerai pas de viande[8] de bœuf car je n’ai pas de médicament contre les maux de dents et je ne suis pas non plus un pêcheur pour manger du poisson. » Mais je vous dis que Tiéfing n’est pas homme à essayer. Chez Tiéfing, à chaque jour correspond une épaule[9].

Le nom d’un homme est lié à ses hauts faits. Un homme ne peut être renommé sans avoir accompli quelque chose d’important, de mémorable. Le nombre d’hommes qui ont accompli de tels hauts faits a diminué. 

Je salue tous les chasseurs, les chasseurs du monde, ceux du Burkina. »

_____________

1. Litt. « Nous sommes avec vous, pour vous ».

2. Sous-entendu les braves, les vieux chasseurs.

3. Métaphore de « On a fini de s'amuser, soyons sérieux ».

4. Signifie qu’un chasseur fâché tue tous les animaux passant à sa portée.

5. Un homme ne peut pleinement s’épanouir et être heureux s’il n’a pas eu d’enfant ou si sa progéniture n’a pas réalisé, sa vie durant, ce que son père aurait souhaité faire lui-même.

6. Village de la province de la Comoé.

7. Car ce musicien-chanteur est recherché et ses louanges se paient cher (viande, secrets initiatiques, gris-gris protecteurs…).

8. Tiéfing est un grand chasseur qui rapporte chaque jour du gibier. Ainsi, le chanteur peut en manger autant qu’il le souhaite.

9. Sous-entendu « d’animal sauvage ».

 



Jeu

Burkina Faso - Gan - Chant & frappements de mains

Lieu & date : Vill. Obiré. Hameau d'Ithabunthanga. 31 décembre 2002.

Durée : 00:49. © Patrick Kersalé 2002-2024.


Dans toutes les cultures du monde, le jeu représente un important facteur de socialisation et concerne toutes les couches de la population, hommes ou femmes sans discernement. Ludiques, éducatives ou directement liées à la cour d’amour, certaines activités s’accompagnent d’instruments de musique, de chants et/ou de frappements de mains.

Les femmes gan du Burkina Faso connaissent et pratiquent une vingtaine de jeux à base de chants ponctués de frappements de mains. De tous ces jeux, le soko s’avère le plus répandu, le plus spectaculaire et celui qui procure le plus de sensations physiques.

Les fillettes pratiquent ce jeu à n’importe quel moment de la journée. Les jeunes filles et les jeunes femmes quant à elles préfèrent l’exercer pendant les nuits de pleine lune.

Pour jouer, elles forment d’abord un demi-cercle et chantent en frappant dans leurs mains. La personne située à l’une des extrémités du demi-cercle se dirige vers les participantes qui occupent la place médiane de cet arc de cercle, se retourne brusquement puis se jette en arrière. Les deux participantes les plus proches la réceptionnent dans leurs bras et la projettent en l’air avant qu’elle ne regagne l’autre extrémité de l’hémicycle.

Cette activité, où l’expression sonore fait corps avec le jeu, constitue un important élément de socialisation et de solidarité du groupe en éprouvant la confiance qu’individuellement, chaque participante porte à celles qui la réceptionnent.

Sur le plan technique, ce chant est une polyphonie responsoriale à ostinato, avec tuilage de la soliste sur le chœur.

 

Mali - Dogon - Lithophone

Lieu & date : Mali - Vill. de Bongo. Ethnie Dogon. 21 septembre 1998. Durée : 00:58. Musiciens : Amadou Dolo, Aguidiéré Dolo. © P. Kersalé 1998-2024.

 


Amadou Dolo, Aguidiéré Dolo devant le lithophone au village de Bongo. Mali. © P. kersalé 1998-2024.
Amadou Dolo, Aguidiéré Dolo devant le lithophone au village de Bongo. Mali. © P. kersalé 1998-2024.

La nature offre parfois de remarquables objets sonores. Les enfants dogon du Mali, par exemple, s’amusent à frapper avec des cailloux sur de grandes pierres détachées d’ensembles rocheux qui, par la nature de leur structure minérale et le hasard de leur disposition, offrent une résonance tout à fait étonnante.

Exploitant les performances acoustiques de ces objets providentiels, leurs frappements constituent, bien au-delà du jeu, un entraînement rythmique à la pratique des tambours à tension variable avec lesquels ils encouragent les participants aux séances de lutte rituelle. Les lithophones sont connus depuis des temps immémoriaux. Ils se présentent sous diverses formes : simples cailloux entrechoqués, pierres et rochers sonores, lames taillées, accordées, sans oublier les pierres raclées telles les meules dormantes sur lesquelles les femmes écrasent le grain.

 

Burkina Faso - Gan - Arc à résonateur

Lieu & date : Burkina Faso - Prov. Poni - Vill. Obiré. 18 décembre 1999. Interprète : Dougoutigui Farma. Durée : 00:35. © Patrick. Kersalé 1999-2024.

 


Dougoutigui Farma jouant de l'arc à résonateur. © P. Kersalé 1999-2024.
Dougoutigui Farma jouant de l'arc à résonateur. © P. Kersalé 1999-2024.

Chez les Gan du Burkina Faso, l’arc à résonateur tiki bɛrɛ̃gɛ représente l’un des outils sonores les plus appréciés par les jeunes garçons pour passer le temps. D’une élaboration très facile, le tiki bɛrɛ̃gɛ est fabriqué à partir d’un manche de bois arqué (simple branche) dont une extrémité traverse une boîte de conserve. Un fil d’acier est tendu de l’autre extrémité de l’arc jusqu’au centre du fond de la boîte servant de résonateur.

On joue le tiki bɛrɛ̃gɛ seul ou à deux. Dans le premier cas, la corde est frappée à l’aide d’une petite baguette souple ou grattée avec le doigt (comme dans l’enregistrement ici proposé). L’autre main, par une action sur l’arc, ou par application d’un petit morceau de bois modifiant la longueur vibrante de la corde, permet de faire varier la hauteur de la note.

L’instrument est tenu verticalement, sur le côté ou bien posé à terre, et maintenu avec le pied. Dans ce dernier cas, l’un des joueurs frappe la corde avec deux tiges de mil tandis que l’autre modifie la hauteur de la note.

La pratique de l’instrument représente le centre même du jeu.

Son répertoire se limite à deux pièces musicales. Celle de la vidéo est la transposition d’une tirade en langue agni dont la traduction signifie : « J’ai mangé de la banane, mon ventre n’est pas plein. J’ai mangé du taro pour que mon ventre soit plein. »

Burkina Faso - Gan - Chant & arc musical

Lieu & date : Opire. Décembre 1999. Interprète : Akouna Farma. 

Durée : 01:00. © Patrick Kersalé 1999-2024.


Akouna Farma jouant l'arc musical. © P. Kersalé 1999-2024.
Akouna Farma jouant l'arc musical. © P. Kersalé 1999-2024.

Au cours de ce jeu de cache-cache, l'arc musical kɑ̃gɑnɩmɑ ne constitue qu’un élément accessoire pour accompagner le chant ; il contribue à créer l’ambiance et à lui donner une certaine originalité.

Pour jouer, on donne un bracelet à un enfant qui doit le cacher. On dit alors : « J’ai égaré ma femme (symbolisée par le bracelet), je suis à sa recherche. » Le joueur d’arc musical guide alors le chercheur en soufflant plus ou moins fort sur la corde lorsque ce dernier s’approche de la cache (équivalent des « tu chauffes ou tu refroidis ! »). Les thèmes des chants sont variés et sans rapport indispensable avec le jeu.


Consolation ou dissuasion des pleurs

Viêt Nam - Yao - Berceuse

Date & lieu : Viêt Nam - Vill. Sin Hồ. 15 octobre 1999. Chanteuse : Tan Yêu Mây. Durée : 02:12. © P. Kersalé 1999-2024.


Enfants Yao. Viêt Nam. © P. Kersalé 1999-2024.
Enfants Yao. Viêt Nam. © P. Kersalé 1999-2024.

Dans les sociétés traditionnelles, à l’instar de toutes les autres, on cherche les meilleurs stratagèmes ou les techniques les plus efficaces pour consoler les enfants d’un chagrin, pour apaiser leurs craintes ou pour favoriser leur endormissement.

La persuasion ou la dissuasion constituent les deux choix universellement pratiqués. Pour aider les enfants à s’endormir, la manière douce est largement privilégiée. Les parents (le plus souvent la mère voire la grand-mère) ont recours à des berceuses. Il s’agit généralement d’interprétations solistes.

Cette berceuse des Yao du nord du Viêt Nam s’appuie sur une interprétation mélismatique. La voix passe alternativement, par le jeu de glissandos ascendants et descendants, de la voix de poitrine à la voix de tête.

La langue tonale Yao inféode la mélodie à ses propres contraintes. Tout écart, sur ce terrain-là, rendrait impossible, la compréhension du texte.

 

Burkina Faso - Gan - Idiophone à friction

Lieu & date : Opire. Hameau d'Ithabunthanga. Décembre 1999.

Intervenante : Mafomina Farma. Durée : 00:52. © Patrick Kersalé 1999-2024.


Femme gan frottant son doigt recouvert de cendre sur une calebasse. © P. Kersalé 1999-2024.
Femme gan frottant son doigt recouvert de cendre sur une calebasse. © P. Kersalé 1999-2024.

Pour dissuader les enfants de pleurer, les femmes gan du Burkina Faso usent d’un procédé radical, qui consiste à imiter le rugissement du lion, animal réputé dangereux.

Pour cela, elles font appel à un instrument nommé to.koloma.jara, terme d’origine dioula formé par l’association de trois mots : to (bouillie de céréales ou de tubercules), koloma (baguette servant à tourner le to lors de sa cuisson) et jara (lion). Lors de son utilisation, la femme se place hors de la vue de l’enfant. Elle renverse ensuite une écuelle en calebasse sur le sol et s’empare de la baguette koloma. Elle enduit de cendre de bois la face intérieure de son index et/ou de son majeur. Elle place alors le dessus du doigt sur la calebasse puis frotte alternativement l’intérieur de la deuxième phalange avec la tige.

Le frottement dégage un son grossier supposé

imiter le rugissement du lion. Tout en s’activant à cette tâche, la femme dit à l’enfant : « Si tu continues à pleurer, le lion va venir te manger ! »

En l’occurrence, cette technique de communication fait appel à l’exploitation de propriétés sonores dont on connaît les vertus dissuasives. Considéré comme un instrument bruiteur, le to.koloma.jara se classe, sur le plan organologique, dans la catégorie des idiophones à friction.


Stimulation

Burkina Faso - Gan - Pilonnage des noix de karité - Chant & tambour d'eau

Interprètes : Les villageoises d'hameau d'Ithabunthanga.

Durée : 01:26. © Patrick Kersalé 2011-2024.


Double tambour d’eau dʋgʋko minige. © P. Kersalé 1996-2024.
Double tambour d’eau dʋgʋko minige. © P. Kersalé 1996-2024.

Ce chant accompagne le dur labeur consistant à transformer les noix de karité en beurre de karité. Il est accompagné d’un double tambour d'eau dʋgʋko minige joué par la chanteuse soliste. La rapide pulsation rythmique a pour objectif de soutenir la cadence de travail. La soliste développe un thème tandis que le chœur répond de manière hétérophonique sur la base de sons fredonnés dénués de sens.

« Deux jeunes filles, Alima et Wɑ̃nyɑ aiment chacune un garçon qu’elles veulent épouser. Leur mère n’est pas d’accord mais elle ne peut les empêcher compte tenu de l’ardent amour les liant à leur amant respectif. Elle leur dit cependant ceci  : même si vous partez, que vous vous mariez et que vous accouchez d'un garçon, celui-ci me reviendra. De même si vous accouchez d'une fille, celle-ci me reviendra. Vous m’abandonnez, mais tous les enfants que vous mettrez au monde me reviendront. »

Ainsi, les filles partent et leur mère demande la double compensation des filles et des garçons alors que, dans la société gan, les filles issues du mariage reviennent à la famille maternelle et les garçons à la famille paternelle. Lorsque le chef du matrilignage donne une fille en mariage à un garçon, ce dernier doit compenser le départ de celle-ci en offrant ses filles au donateur afin de préserver la racine matrilinéaire.

Le tambour d’eau se compose de deux calebasses hémisphériques de diamètres différents ; la plus petite, celle que l’on frappe, est renversée et mise en flottaison sur l’eau contenue dans la plus grande. Aujourd’hui, rançon du progrès oblige, apparaissent quelques variantes. Dans cet enregistrement, une large bassine en aluminium remplace la calebasse “réceptacle” d’eau et permet de disposer deux coques frappées avec une louche, elle aussi en calebasse. La hauteur des notes dépend du volume d’air emprisonné sous la voûte de chaque calebasse percutée.

L’ensemble vocal et instrumental des femmes gan du Burkina Faso accompagne le pilonnage des noix de karité dont on extrait un beurre utilisé comme ingrédient culinaire et comme cosmétique. Ce chant est intéressant pour la variété des éléments de sa structure polyphonique : polyphonie parallèle en langage intelligible, contre-chant onomatopéique, antiphonietuilage.

Notons que chez les Gan, le parallélisme vocal est parfois approximatif, chaque chanteuse pouvant donner sa propre réponse textuelle, créant ainsi un contrepoint aléatoire et furtif.

 

Mali - Touareg - Stimulation des danseurs - Ioulements

Date & lieu : Burkina Faso - Prov. Oudalan - Vill. Gorom- Gorom. 26 octobre 1994. Durée : 01:14. © P. Kersalé 1994-2024.


Danseur touareg. Burkina Faso - Gorom-Gorom. © P. Kersalé 1994-2024.
Danseur touareg. Burkina Faso - Gorom-Gorom. © P. Kersalé 1994-2024.

Le cri est probablement l’une des formes expressives les plus primitives de l’humanité. Aujourd’hui encore, on l’utilise individuellement ou collectivement comme stimulant énergétique. Les femmes touareg émettent des ioulements (youyous) pour stimuler ou encourager les danseurs. Il s’agit d’un cri aigu réalisé en voix de tête et modulé grâce à un rapide mouvement latéral de la langue.

Il existe par ailleurs, notamment en Afrique du Nord, une autre technique de production du youyou, où la langue se déplace verticalement. Autrefois, les youyous étaient aussi lancés pour encourager les guerriers.

Notons que le youyou de cet enregistrement a une durée exceptionnelle de près de neuf secondes !

 

Burkina Faso - Gan - Stimulation des laboureurs - Chant & percussions

Lieu & date : Hameau d'Ithabunthanga. Vill. Obiré. Prov. du Poni. Burkina Faso. 1999. Durée : 01:50. © Patrick Kersalé 1999-2024.


Labour à la houe. Burkina Faso. Ethnie Gan. © P. Kersalé 1999-2024.
Labour à la houe. Burkina Faso. Ethnie Gan. © P. Kersalé 1999-2024.

Les chants, les cris et les musiques accompagnant le travail, quelles que soient les corporations ou les catégories sociales concernées, constituent une pratique que toutes les cultures et civilisations du monde ont développée tout au long de leurs différentes histoires.

Les cultivateurs gan du Burkina Faso, qui labourent à la houe, n’échappent pas à ce constat. Leur pénible labeur est stimulé par un groupe de musiciens non professionnels qui frappent un ensemble instrumental appelé sɩ̃ minise, littéralement “tambours pour la culture”, formé de trois membranophones (bɛrɛ̃ntɛkpegbe biepɑ̃ɑgɑ) et d’une double cloche en fer (dato).

Le bɛrɛ̃ntɛ et le kpegbe bie sont des tambours coniques en bois, à une membrane tendue par des lanières de cuir attachées à des tenons plantés dans la tête du fût. Le pɑ̃ɑgɑ est quant à lui un tambour cylindrique en bois ou en métal (bidon), à deux peaux.

Les rôles et fonctions de cette pratique ne se cantonnent pas cependant à cet unique objectif d’encouragement. En effet, la fonction de synchronisation des gestes du collectif garantit une meilleure efficacité et une sécurité accrue.

Vient s’ajouter une sorte de rituel consistant, à chaque fois que s’achève le labourage d’une parcelle, à “émettre une clameur”, manifestation collective de la satisfaction du devoir accompli.

Un labour complet, sans accident (blessure par une houe, morsure de serpent...), se termine par le frappement rythmique des houes à l’aide de petites pierres.

À l’issue du travail, le propriétaire du champ invite, sans distinction de traitement, laboureurs et musiciens à boire la bière de sorgho et à manger.

 

Burkina Faso - Gan - Auto-stimulation pour la mouture - Chant

Lieu & date : Vill. Obiré. Hameau d'Ithabunthanga. 25 décembre 1999.

Durée : 01:37. © Patrick Kersalé 1999-2024.

Pour aller plus loin :
> Le royaume gan et ses chants


Femmes effectuant la mouture sur une meule biplace. © P. Kersalé 1999-2024.
Femmes effectuant la mouture sur une meule biplace. © P. Kersalé 1999-2024.

Les femmes utilisent des meules dormantes pour moudre leurs céréales (mil, maïs). Ce travail est épuisant. Le geste est accompagné par tout le corps en une véritable danse et les chants ont pour rôle de rythmer celle-ci.

La meule est un lieu privilégié pour apprendre les chants au contact des autres femmes. Contrairement aux autres ethnies de la région, il existe un tabou interdisant aux femmes de critiquer leur mari, au risque de voir surgir un accident ou une maladie dans la famille.

Le répertoire se réfère aux problématiques de la société moderne (argent, SIDA, exode rural…) ; il emploie de nombreuses métaphores.

La transformation des céréales s’effectue, aujourd’hui encore, avec des meules dormantes. Cet outil est attesté dès le Néolithique dans le Croissant fertile. Au début de la séquence, on voit une femme cherchant à acheter une pierre de meule sur le marché de Loropeni. En pays gan, les seules roches existant sont latéritiques, donc inappropriées à la mouture. Au carrefour des XXe et XXIe siècles, cela paraît improbable, et pourtant…

La meule constitue ici un instrument rythmique que l’on pourrait qualifier de “lithophone à friction”. Elle se compose d’une “pierre mère” fixe et d’une “pierre fille” avec laquelle on écrase le grain. Ces meules sont souvent multiples et positionnées parallèlement ou en éventail, ce qui permet à plusieurs femmes de travailler simultanément et de s’encourager mutuellement.