L'instrumentarium martial romain


Les instruments de musique martiale de la Rome antique nous sont connus par l’iconographie, l’épigraphie et l’archéologie. Les deux premières sources se recoupent pour indiquer que seules les trompes résonnaient dans la musique militaire romaine, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y avait pas d’autres sources sonores comme par exemple la percussion des boucliers ou les cris de guerre. Cinq instruments à anche labiale nous sont connus : cornu, lituus, tuba, bucina, classicum. Certains d’entre eux ne sont pas exclusivement militaires puisque l’iconographie les présente dans des cortèges funéraires et des scènes de divertissement.

 

Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 2010-2024, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 2 octobre 2024.


SOMMAIRE


Les textes

Puisque la vérité, si elle existe, ne peut être contenue que dans les sources et non dans d'obscures interprétations, nous livrons ici quelques textes latins originaux dans lesquels apparaissent les termes cornutuba, bucina ; ils mentionnent parfois leur situation de jeu. Pour en faciliter l'exploitation, nous avons colorisé les phrases principales en vert et les noms des instruments en rouge. Par cohérence, nous avons pris le parti de ne pas substituer de termes français aux mots désignant les instruments de musique et de les conserver au singulier dans les traductions. Toutefois, malgré toutes ces références littéraires, il règne une certaine confusion quant au nom des instruments, car la littérature romaine n’est jamais liée à l’iconographie. Pour certains chercheurs (Meucci), le lituus et la bucina pourraient être le même instrument. Pour d’autres, (Landels et Tintori) la bucina et le cornu se réfèrent étymologiquement à la corne de l’animal. Rien d’étonnant à tout cela. En effet, il existe de par le monde une grande variabilité des dénominations des instruments de musique, leur fonction primant parfois sur leur nature à travers l’espace et le temps.

 

Ovide, Métamorphoses, Livre I - Les quatre métamorphoses du monde, ou le mythe des races

« Aurea prima sata est aetas, quae, uindice nullo, sponte sua, sine lege fidem rectumque colebat. poena metusque aberant, nec uerba minantia fixo aere legebantur, nec supplex turba timebat iudicis ora sui, ed erant sine uindice tuti. Nondum caesa suis, peregrinum ut uiseret orbem, montibus in liquidas pinus descenderat undas, nullaque mortales praeter sua litora norant ; nondum praecipites cingebant oppida fossae ; non tuba derecti, non aeris cornua flexi, non galeae, non ensis erat : sine militis usu mollia securae peragebant otia gentes. »

« Le premier âge à voir le jour fut l’âge d’or qui, sans juge, spontanément, sans lois, pratiquait la bonne foi et le droit. On ignorait punitions et crainte, on ne lisait pas d’édits menaçants gravés dans le bronze ; la foule suppliante ne redoutait pas le visage de son juge, mais on vivait tranquille, sans défenseur. Le pin toujours debout n’avait pas encore dévalé les montagnes vers les ondes liquides pour visiter un monde étranger, et les hommes ne connaissaient que leurs propres rivages. Des fossés escarpés ne ceignaient pas encore les cités ; il n’existait ni tubani cornu, ni casque, ni épée ; sans recourir à une milice, les gens vivaient dans la paix d’agréables loisirs. »


Ovide, Métamorphoses, Livre XV - Deux nouveaux dieux à Rome : César et Auguste – Épilogue

« Talia nequiquam toto Venus anxia caelo uerba iacit superosque mouet ; qui rumpere quamquam 

ferrea non possunt ueterum decreta sororum,

 signa tamen luctus dant haud incerta futuri.

 Arma ferunt inter nigras crepitantia nubes

 terribilesque tubas auditaque cornua caelo
 praemonuisse nefas ; solis quoque tristis imago 

lurida sollicitis praebebat lumina terris. »

« Angoissée, Vénus en vain lance au ciel entier ces propos 
qui émeuvent les dieux. Impuissants à briser les décrets de fer des sœurs vénérables, ces derniers donnent cependant

 des signes très évidents du désastre qui s’annonce.
Parmi les sombres nuages, dit-on, des armes ont cliqueté,
de terribles tuba et des cornu ont retenti dans le ciel, annonçant le sacrilège. Même le soleil, la face lugubre,
n’offrait plus aux terres inquiètes que de pâles rayons. »


Énéide, Livre VIII - Pallantée : La future Rome – Bouclier d’Énée - Les alliés de Turnus et les conseils de Tibérinus à Énée

« Ut belli signum Laurenti Turnus ab arce extulit et rauco strepuerunt cornua cantu, utque acris concussit equos utque impulit arma, extemplo turbati animi, simul omne tumultu coniurat trepido Latium saeuitque iuuentus effera. Ductores primi Messapus et Ufens contemptorque deum Mezentius undique cogunt auxilia et latos uastant cultoribus agros. »

« Dès que, depuis la citadelle laurente, Turnus eut levé l’étendard de la guerre, dès qu’il eut fait sonner les cornu au chant rauque, fouetté ses ardents chevaux et entrechoqué ses armes, les esprits aussitôt se troublèrent et, dans un vacarme trépidant, tout le Latium se soulève et la jeunesse farouche se déchaîne. Les principaux chefs, Messapus et Ufens et Mézence, le contempteur des dieux, rassemblent des forces de toutes parts et vident les champs immenses de leurs cultivateurs. »


Énéide, Livre V - escale en Sicile. Jeux funèbres - Cérémonie funèbre et inauguration des jeux

« Exspectata dies aderat nonamque serena Auroram Phaethontis equi iam luce uehebant, famaque finitimos et clari nomen Acestae excierat ; laeto complerant litora coetu uisuri Aeneadas, pars et certare parati. Munera principio ante oculos circoque locantur : in medio, sacri tripodes uiridesque coronae et palmae pretium uictoribus, armaque et ostro perfusae uestes, argenti aurique talenta ; et tuba commissos medio canit aggere ludos. »

« Le jour attendu était arrivé, et déjà, dans la lumière limpide, les chevaux de Phaéthon amenaient la neuvième Aurore. La nouvelle des jeux, le nom de l’illustre Aceste avaient attiré les gens des environs : en une joyeuse cohue ils avaient couvert le rivage, dans leur désir de voir les Énéades ; certains étaient prêts à concourir. Tout d’abord, les prix sont placés bien en vue, au centre du cercle : des trépieds sacrés et des couronnes verdoyantes, et des palmes, toutes les récompenses destinées aux vainqueurs, des armes, et des vêtements de pourpre, des talents d’or et d’argent. La tuba, du haut d’un tertre, au centre, sonne l’ouverture des jeux. »


Énéide, Livre V - escale en Sicile. Jeux funèbres - Régates / Préliminaires

« Considunt transtris, intentaque bracchia remis ; intenti exspectant signum, exsultantiaque haurit corda pauor pulsans laudumque arrecta cupido. Inde ubi clara dedit sonitum tuba, finibus omnes, haud mora, prosiluere suis ; ferit aethera clamor nauticus, adductis spumant freta uersa lacertis. Infindunt pariter sulcos, totumque dehiscit conuulsum remis rostrisque tridentibus aequor. »

« Installés sur les bancs, ils ont les bras tendus sur les rames ; tendus, ils attendent le signal, la peur qui les frappe épuise leurs cœurs haletants, de même que leur désir exacerbé de gloire. Dès que la tuba a donné son éclatant signal, tous aussitôt bondissent de leurs lignes ; les cris des marins frappent l’éther ; les bras agités retournent les flots qui se couvrent d’écume. Des sillons égaux se creusent, et toute la plaine marine s’entrouvre, déchirée par les rames et les éperons à trois dents. »


Énéide, Livre XI - Deuils - Pourparlers - Geste de Camille - Reprise des hostilités / Turnus prend la direction de la guerre

« Consilium ipse pater et magna incepta Latinus deserit ac tristi turbatus tempore differt multaque se incusat, qui non adceperit ultro Dardanium Aenean generumque adsciuerit urbi. Praefodiunt alii portas aut saxa sudesque subuectant. Bello dat ignum rauca cruentum bucina. »

« Le vénérable Latinus quitte le conseil et renonce à ses grands projets ; ébranlé par ces tristes événements, il remet tout à plus tard, et se reproche vivement de n’avoir pas adopté le Dardanien Énée, et de ne l’avoir pas d’emblée traité comme son gendre. Les uns font des tranchées devant les portes, y transportent blocs de pierre et pieux. La rauque bucina donne le signal d’une guerre sanglante. »


Suétone, Claude, 21 - XXI. Ses spectacles

« Hoc spectaculo classis Sicula et Rhodia concurrerunt, duodenarum triremium singulae, exciente bucina Tritone argenteo, qui e medio lacu per machinam emerserat. »

« Dans ce spectacle, on vit se heurter une flotte de Sicile et une flotte de Rhodes, chacune composée de douze trirèmes, au bruit de la bucina d’un Triton d’argent qu’un ressort fit surgir au milieu du lac. »


Les textes associent souvent le cornu et la tuba, corroborant ainsi l’iconographie.

  • arma misit cornu tubas (Cicero, Pro Sulla, 17) : « il envoya comme arme des cornu et des tuba. »
  • ex copia tubicinum et cornicinum numero quinque quam velocissimos delegit (Sallust, Bellum Jugurthinum 93.8) : « Parmi les joueurs de tuba et de cornu il choisit les cinq plus rapides. »
  • si plostra ducenta / concurrantque fora triafimeramagna, sonabit / cornua quod vincatque tubas (Horace, Sermones 1.6.42-44) : « Si deux cents chariots et trois grandes processions funéraires avaient évolué ensemble sur le forum, ils auraient fait plus de bruit que cornu et tuba. »
  • cornicines tubicinesque in equos impositos canere ante uallum iubet (Livy, History 2.64) : « Il ordonne aux joueurs de cornu et de tuba à cheval de jouer avant d’obtenir des soumissions. »
  • cornua nam et tubae simul inflabantur (Enéide 7.615) : « cornu et tuba sont soufflés simultanément. »

À propos de la dénomination des musiciens…

Les joueurs de tuba, cornu, lituus et bucina étaient respectivement dénommés (au pluriel) tubicines, cornicines, liticines, bucinatores.


Cornu et tactiques de combat

Date et lieu pour les 4 séquences : Juin 2010, Saint-Romain-en-Gal (Rhône). France.


Durée : 04:14. © Patrick Kersalé 2010-2024.

Des associations de passionnés, en collaboration avec des chercheurs, reconstituent les objets de la Rome antique — costumes, armes, instruments de musique… — et les stratégies militaires. Ils réalisent ce qu’il est convenu d’appeler de l’archéologie expérimentale, une voie à mi-distance entre l’archéologie de terrain et l’historiographie.

Chaque année, à St Romain en Gal, ont lieu des rencontres entre spécialistes de tout poil. Les 5 et 6 juin 2010, la Légion VIII Augusta fit sensation. Elle présenta diverses tactiques de combat, dont la plus célèbre est celle de la tortue, consistant pour les soldats à avancer sous leurs boucliers. Sur le plan sonore, on peut voir et entendre un cornu, des clameurs et des frappements de boucliers.


Cris de guerre, clameurs

Si la musique instrumentale (ou plutôt les ordres sonores) marquent le paysage acoustique des armées romaines, la dimension vocale doit également être prise en compte. À titre d’exemple, citons un passage de l’Enéide où il y est question de clameur :

 

Virgile, Enéide, Livre XII – II Rupture de trêve – Reprise des combats

« et regem uobis pugna defendite raptum. Dixit et aduersos telum contorsit in hostis procurrens: sonitum dat stridula cornus et auras certa secat. Simul hoc, simul ingens clamor et omnes turbati cunei calefactaque corda tumultu. »

« et en combattant défendez le roi qui vous fut ravi. Il parla et, s’avançant en courant, décocha un trait sur les ennemis qui lui faisaient face ; le trait en bois de cornouiller émet un son strident et, sûr de sa route, fend les airs. Aussitôt une grande clameur s’élève ; en même temps, toutes les formations s’agitent et, dans le tumulte, les cœurs s’échauffent. »



Cornu

Un cornu intact a été retrouvé dans une caserne de gladiateurs de Pompéi. En forme de G, il comporte une hampe diamétrale servant à la fois à rigidifier l’instrument et à le porter.

Sa sonorité est proche de celle du cor de chasse contemporain. Son rôle était de diriger les enseignes des cohortes selon les consignes du légat (général) sur le champ de bataille. Il avait un rôle tactique ; chaque manœuvre était probablement associée à une mélodie spécifique.

Certains auteurs avancent parfois que le cornu en cuivre (ou bronze) était auparavant en corne sans que les textes en fournissent la preuve. Nous pensons que compte tenu de l’étymologie du mot, signifiant littéralement corne, il y a tout lieu de le penser. De tels cas existent dans d’autres civilisations. Il est même probable qu’à l’époque romaine, les deux instruments existassent simultanément avec le même nom. On sait que les cornes de vache et d’aurochs étaient utilisées comme outil de signalement à ces époques. Rappelons à ce propos la découverte de l’une d’elles dans les mines de sel de Hallstatt (Autriche) datée des VIIe-VIe s. AEC. Voir PAE Instruments de la Préhistoire européenne.

 

Durée : 01:46. © Patrick Kersalé 2010-2024.

Simon Vannoye, membre de l’association Pax Augusta, interprète tout d’abord quelques notes, puis des sonneries pour cor de chasse avant de conclure avec le thème de la Marche Triomphale de l’opéra Aïda de Giuseppe Verdi.

En plan de coupe, des images de la légion romaine Legio I Italica créée en 67 EC par Néron. D’abord nommée “la phalange d’Alexandre le Grand”, elle est envoyée en Gaule pour contrer la révolte de Vindex, avant de rester stationnée à Lugdunum (Lyon). Lors de la guerre civile de 69 EC, elle prend le parti de Vitellus contre Othon. Cette troupe de reconstitution est née à la suite d’une découverte archéologique près de Villadose en Vénétie (nord de l’Italie).



Tuba

Durée : 01:48. © Patrick Kersalé 2010-2024.

La tuba est une trompe droite d’environ 1,30 m, de perce cylindrique jusqu’à l’entrée du pavillon.

À la lumière de l’ensemble des textes anciens, les rôles de la tuba sont multiples. Dans le cadre strictement militaire, elle est essentiellement signalétique : début de la bataille, avance, retrait et déplacement des troupes de ou vers le camp, rassemblement et silence. Mais la tuba est également utilisée lors des enterrements, des défilés, des sacrifices, au début des concours et des jeux.



Lituus

Durée : 01:12. © Patrick Kersalé 2010-2024.

Le lituus ne nous est connu que par une inscription : M. Julius Victor ex collegio liticinum cornicinum. Deux exemplaires ont été retrouvés dans le Rhin et le Main à côté du camp de la Saalburg, occupé au IIe s. EC par la IIe cohorte de Rètes. Le lituus se différencie de la tuba par une perce conique, une embouchure solidaire et un pavillon en forme de corne. Il était semble-t-il réservé aux cavaliers de l’armée romaine, mais il est aussi possible que l’infanterie auxiliaire l’ait utilisé.