L'instrumentarium sonore du temple d'Hathor à Philae


EN COURS DE RÉDACTION

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Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 2022-2025, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 2 janvier 2025.


Pour aller plus loin

 



L'île de Philae

Le complexe de Philae après son déplacement par l'UNESCO.
Le complexe de Philae après son déplacement par l'UNESCO.

L'île de Philae, située sur le Nil, est célèbre pour ses temples remarquables qui témoignent de l'importance religieuse de la région. Le temple principal, dédié à la déesse Isis, a été construit principalement durant les périodes ptolémaïque et romaine, et représente un chef-d'œuvre de l'architecture égyptienne. À côté de ce temple, on trouve le kiosque de Nectanébo Ier, datant d'environ 370 AEC., qui est l'un des plus anciens monuments de l'île. Un autre édifice notable est le petit temple d'Hathor (objet de ce PAE), souvent associé à Isis, qui illustre la vénération des divinités féminines dans la culture égyptienne. Le temple d'Arensnouphis, bien que moins connu, complète également le paysage religieux de Philae. Enfin, la porte de Trajan, construite durant la période romaine, témoigne des embellissements apportés aux temples existants. Ensemble, ces structures font de Philae un site archéologique exceptionnel et un symbole de la richesse culturelle et spirituelle de l'Égypte antique.

Dans ce PAE, nous allons nous concentrer sur le temple d'Hathor qui offre une riche iconographie musicale en lien direct avec le culte de la déesse. GeoZik a réalisé une mission dans ce temple en octobre 2022. Ce travail s'inspire de celui de Sybille Emerit* dont nous admirons le talent scientifique.

Nous allons tenter de faire entendre, sinon la musique, mais une approche des sons produits par les instruments des bas-reliefs, en nous basant sur des parallèles issus de l'ethnographie, sans toutefois prétendre à aucune exactitude.

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Sybille Emerit : Musiciens et processions dans le temple d’Hathor à Dendara : iconographie et espace rituel.


Le temple de Hathor et sa mythologie

Le temple d'Hathor fut construit essentiellement par Ptolémée VI Philométor au IIsiècle AEC puis par Ptolémée VIII. Par la suite, les empereurs romains y ajoutèrent un portique à colonnes. Malheureusement les derniers habitants de l'île le rasèrent presque complètement pour construire leurs maisons et il ne reste que la première salle. Une partie du portique à colonnes a pu être reconstitué, mais sans les colonnes, complètement débitées.


Dans les temples égyptiens en général, les représentations d'offrandes aux divinités sont une thématique majeure. Si les offrandes matérielles sont majoritaires, la représentation d'offrandes sonores sont plus rares. Le temple d'Hathor dispose d'un “instrumentarium sonore” composé de sept objets, instruments de musique proprement dits selon la conception occidentale de la musique et deux objets sonores typique des rites hathoriques. Dans ce PAE, nous allons nous donc intéresser à ces sept objets et à leur interaction mythologique.


Instruments de musique et objets sonore du pronaos

Plan du temple d'Hathor - Complexe de Philae.
Plan du temple d'Hathor - Complexe de Philae.

On accède au pronaos par la porte ouest, où l'on découvre une série de représentations saisissantes. Dix musiciens ou instrumentistes-chanteurs, répartis sur les douze demi-colonnes et organisés par paire le long des murs nord et sud, jouent des instruments emblématiques de la période gréco-romaine. Bien que ces figures soient avant tout perçues comme des musiciens, il est essentiel de noter que les instruments à cordes servaient principalement à accompagner la voix. Si les personnages ne sont pas représentés bouche ouverte, c’est parce qu’à l’époque, il allait de soi qu’un instrumentiste à cordes était également un chanteur. Cette évidence culturelle trouve des échos dans l’utilisation des cordophones sur l’ensemble du continent africain. Ces scènes, étroitement liées au mythe de la déesse lointaine, laissent ainsi imaginer des chanteurs et chanteuses célébrant Hathor à travers des louanges ou en racontant le mythe lui-même.

 

« L'histoire commence lorsque l'œil de Rê, le dieu soleil, quitte son palais. Cet œil prend alors la forme de la déesse Hathor et s'éloigne en Nubie, où elle se transforme en une lionne féroce et sanguinaire. Rê, souhaitant le retour de son œil, envoie Shou (dieu de l'air) et Thot (dieu de l'écriture et de la magie) pour la ramener. Shou et Thot se métamorphosent alors en singes pour approcher Hathor et la convaincre de revenir en Égypte. Ils lui décrivent les merveilles du pays, promettent des temples en son honneur, des offrandes de viande d'antilope et de vin, ainsi que des danses et de la musique. Thot offre à Hathor sa première coupe de vin et récite des formules magiques. Peu à peu, la déesse s'apaise et accepte de revenir en Égypte. À son arrivée, elle est accueillie à Philae par de grandes festivités avant de continuer son voyage à Denderah où elle s’établira définitivement. »

 

Entre deux intercolumniations, deux scènes illustrent des offrandes de colliers-menat*, mettant en lumière le mythe de la déesse lointaine, intrinsèquement lié à Hathor. Toutes ces scènes évoquent un univers où la métamorphose et la magie jouent un rôle central, comme c'est souvent le cas dans les récits mythologiques.

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* ou colliers-menit selon la translittération, les voyelles étant absentes de l'écriture hiéroglyphique.

 

Lieu & date : Égypte. Complexe de Philae. Temple d'Hathor. Octobre 2022.

Durée : 03:42. © Patrick Kersalé 2022-2025.

Pour vous immerger dans l’espace du pronaos, GeoZik a réalisé un plan-séquence parcourant l’iconographie depuis la porte ouest, puis explorant les colonnes de a à f puis de f’ à a’.

 


Dix musiciens et des porteurs d'offrandes sont représentés sur les demi-colonnes des murs nord et sud du pronaos : 

  • a/a' : Deux hommes jouent du double hautbois.
  • b/b' : Une femme et un homme jouent une grande lyre symétrique posée sur un support.
  • c/c' : Porteurs d'offrandes.
  • d/d' : Le dieu Bès, dénommé Hity dans les textes, frappe un tambourin.
  • e/e' : Le dieu Bès joue de la harpe trigone.
  • f/f' : Les deux singes — Shou et Thot métamorphosés pour approcher Hathor (?) —  jouent du luth.

Quatre des cinq instruments musicaux représentés sur les colonnes de Philae ont été découverts dans des tombes à travers l’Égypte. Malgré leur ancienneté, ils sont remarquablement bien conservés. Le climat sec de l’Égypte a permis ce miracle… Les instruments de musique déposés dans les tombes avaient pour objectif d’accompagner le défunt dans sa vie après la mort et non de signifier qu’il jouait de tel ou tel instrument.

 

Luth d'Hamose. XVIII dynastie. © Musée du Caire.

Luth d'Hamose. -1550 / -1292 - XVIIIe dynastie. © Musée du Caire.


Harpe trigone. -808 / -766 - Époque libyenne. © Musée du Louvre.


Tambourin. -798 / -760 (?) (Troisième Période intermédiaire [?]). © Musée du Louvre.

Tambourin. -798 / -760 (?) - Troisième Période intermédiaire (?). © Musée du Louvre.


Double hautbois et son étui. -1295 / -1069 (?) (époque ramesside [?]). © Musée du Louvre.

Double hautbois et son étui. -1295 / -1069 (?) - Époque ramesside ?). © Musée du Louvre. 



Nature des musiciens

Comme nous pouvons le constater, les musiciens ne sont pas tous humains. Sont représentés :

  • Deux hommes jouant du double hautbois.
  • Un homme et une femme, jouant la lyre symétrique.
  • Le dieu Bès, dénommé Hity dans les textes de Philae, représenté quatre fois. Il joue du tambourin et de la harpe trigone (aussi appelée harpe angulaire ou triangulaire). Sybille Emerit mentionne : « Si le prototype iconographique de cette figure divine remonte au moins au Moyen Empire, ce n’est qu’à partir du Nouvel Empire qu’on lui attribue le jeu de toutes sortes d’instruments de musique : harpe, luth, lyre, tambourin et double hautbois. Dès cette époque, il est présent dans la sphère féminine et protège les naissances. Son visage grimaçant et son corps anormal contribue à repousser les êtres malfaisants, tout comme la musique qu’il produit. »
  • Les deux singes, métamorphoses de Shou et Thot, jouant un luth à manche long. 

Nous l'avons mentionné en préambule, l'ensemble de cette iconographie est avant tout de l'illustration d'un mythe, celui du retour de la déesse lointaine Hathor. Se pose toutefois la question de la réalité de la musique jouée dans le temple ou lors des processions. Tous ces instruments ont-ils un jour joué ensemble ? Pour répondre à cette question sans toutefois avoir aucune certitude, il convient d'examiner a minima leur cohérence acoustique les uns par rapport aux autres.

 

En partant de la porte ouest, nous avons deux instruments, le double hautbois et la grande lyre symétrique, qui peuvent produire un son continu, puissant : le double hautbois grâce à la technique du souffle continu et la lyre par le biais de harpions, à l'instar de la lyre begena éthiopienne contemporaine. Puis vient une “section rythmique” animée par les tambourins et peut-être aussi la harpe trigone, à moins que cette dernière ne joue une partie mélodique. Enfin, les luths, dans un jeu mélodico-rythmique accompagne le chant des singes ou, dans la vraie vie, celui des chantres. Acoustiquement et musicalement parlant, tout semble cohérent, aucun instrument ne peut réellement prendre l'ascendant du point de vue des décibels.

 

L'autre hypothèse est que les instrumentistes à cordes auraient chanté tout en s'accompagnant, voir en se faisant accompagné par partie des instruments, chacun selon son savoir-faire et ses fonctions cultuelles.

 

Ci-dessous nous avons (une fois n'est pas coutume) des liens vers des vidéo YouTube présentant des instruments contemporains ou des propositions de reconstitutions d'après les originaux retrouvés en fouilles. Si la musique ancienne ne peut être appréhendée, le son des instruments étaient proches de ce que vous allez entendre.

 

La lyre éthiopienne begena (ou bagana) est une survivance de celle représentée dans le pronaos du temple d'Hathor. Compte tenu de la longueur des cordes, l'efficience acoustique de l'instrument est due à un dispositif appelé "harpion". Entre chaque corde et le chevalet large, une petite pièce de cuir modifie la vibration de la corde et est responsable du timbre grésillant et de l'amplification de l'instrument.


Une erreur souvent rencontrée dans la littérature tant scientifique que grand-public est la qualification de “double flûte” au lieu de double hautbois. Cet instrument à anche double a été inventé par les Grecs (aulos, αὐλός) et largement utilisé par les Romains qui le connaissait sous l'appellation tibia. C'est un instrument puissant dont le timbre se rapproche de celui de la lyre équipée de harpions.


Ce tambourin à membrane unique, joué en improvisation et sans filtre, offre une bonne idée du timbre de l'instrument du dieu Bès. De nombreux exemplaires de ce type d'instrument étaient simultanément joué par des femmes dans le culte rendu à Hathor. C'est dans le mammisi que l'on trouve ce type d'iconographie.


Il y a peu d'exemple de jeu de la harpe trigone sur le Web. Ici, un musicien africain nous montre comment appréhender un jeu mélodico-rythmique. 


À gauche, ce luth tricorde a été reconstitué à partir de l'exemplaire du Musée du Louvre. Au centre, le luth bicorde  tehardent est joué à Tombouctou par les Touareg. On notera la frappe de la peau avec les ongles.



Offrandes de colliers-menat dans le pronaos

Dans le pronaos, deux scènes situées entre les demi-colonnes, montrent chacune une offrande de collier-menat à la déesse Hathor. Cet objet sonore fait partie des dix objets cultuels majeurs présentés à cette divinité. Il est attesté à partir du Moyen Empire (2033-1710 AEC) mais il est déjà mentionné dans les Textes des Pyramides.  À l’époque ptolémaïque et romaine, c’est le roi lui-même ou les dieux enfants qui le présentent à Hathor. À l'instar des instruments de musique, l'archéologie funéraire a fourni des colliers-menat en parfait état, avec leur contrepoids.

Collier-menat de Malqata. Fin de la XVIlle dynastie. Metropolitan Museum of Art.
Collier-menat de Malqata. Fin de la XVIlle dynastie. Metropolitan Museum of Art.

Utilisé dans les pratiques religieuses, ce collier n’était pas un simple ornement, mais un symbole sacré doté d’une forte charge spirituelle et culturelle. Le menat se compose de deux parties principales : le collier proprement dit, formé de nombreuses rangées de perles tubulaires, circulaires ou discoïdes, souvent en pierres semi-précieuses comme la turquoise, le lapis-lazuli et la cornaline, et le contrepoids, un élément suspendu à l’arrière du collier, souvent réalisé en métal, en faïence ou en pierre, et décoré de motifs liés à Hathor, comme des têtes de vaches sacrées, des sistres ou des symboles d'abondance. Le collier-menat était conçu pour être à la fois esthétiquement impressionnant et fonctionnel dans les rituels religieux. Sa fabrication représentait des dizaines d'heures de travail puisque chaque perle était découpée, percée et polie avec des outils rudimentaires.

 

Dans le culte d'Hathor, le menat était manié principalement par les prêtresses et les musiciens participant aux cérémonies religieuses. Elles utilisaient le menat comme un instrument sonore en le secouant pour produire un bruit de cliquetis, similaire à celui du sistre. Ce son était censé invoquer la présence de la déesse et apporter sa bénédiction. Le menat servait aussi d’amulette protectrice, les Égyptiens croyant qu’il pouvait éloigner les forces maléfiques, apporter la fertilité et garantir l’harmonie. De plus, il était utilisé comme offrande votive dans les temples ou donné aux dévots pour leur bénédiction.

Collier-menat. Musée du Caire. © P. Kersalé 2022-2025.
Collier-menat. Musée du Caire. © P. Kersalé 2022-2025.

Le menat est profondément lié à Hathor, qui est souvent représentée tenant ou portant cet objet. En tant que déesse de la musique et de la danse, le menat était un prolongement de son essence divine, visant à canaliser ses pouvoirs apaisants et joyeux. Le poids du menat et le mouvement qu’il crée en étant secoué symbolisent la régénération, l’équilibre et la fertilité. Il était aussi associé à la transmission de forces vitales. Porter ou manier un menat conférait un statut sacré, et seules les prêtresses ou les officiants de haut rang pouvaient s’en servir dans les rituels.

 

Le menat apparaît fréquemment dans les fresques, bas-reliefs et statues. Hathor, ou des prêtresses dans des scènes cultuelles, sont souvent figurées tenant un sistre dans une main et un menat dans l’autre, renforçant leur rôle complémentaire comme objets de culte. Ces représentations montrent également la richesse des décorations du menat, qui évoquent la prospérité et la grâce divine. Outre son usage dans les rites religieux, le menat avait une fonction funéraire. Déposé dans les tombes, il accompagnait les défunts pour leur garantir une protection divine dans l’au-delà. Le son du menat, selon les croyances, aidait à purifier et apaiser l’esprit du défunt.


Offrandes de sistres dans le naos

 

 

 

 

 

Dans l’Égypte antique, il n’y a pas de mot pour définir le concept de musique, comme c’est encore le cas dans une grande partie des langues vernaculaires africaines, parce que chaque type d’expression musicale est associé à un rituel ou une fonction sociale. De même, il n’existe pas de terme pour désigner les musiciens en tant que tel, mais plutôt la fonction qu’ils occupent avec leur chant. En revanche, les instruments portent un nom.

 

Comme si le destin avait voulu animer le mythe de la déesse lointaine, quatre des cinq instruments musicaux représentés sur les colonnes de Philae ont été découverts dans des tombes à travers l’Égypte. Malgré leur ancienneté, ils sont remarquablement bien conservés, permettant ainsi une étude approfondie et une reconstitution. Le climat sec de l’Égypte a permis ce miracle… Les instruments de musique déposés dans les tombes avaient pour objectif d’accompagner le défunt dans sa vie après la mort et non de signifier qu’il jouait de tel ou tel instrument.

 

Conclusion

 

 

En perçant le mystère de ces bas-reliefs, les musiciens semblent tout à coup s'animer. En prêtant l’oreille de notre imaginaire, on peut percevoir le son du double hautbois, de la  grande lyre, de la harpe trigone, du tambourin de Bès et des luths des singes. Ces scènes, témoins silencieux du mythe de la déesse lointaine, résonnent à travers notre imaginaire. Ainsi se fait jour la volonté initiale des bâtisseurs d'une perpétuation mémorielle du mythe de la déesse lointaine et de sa célébration.