Patrick Kersalé, ethno-archéo-musicologue et musicien passionné, a consacré plus de trois décennies à l'étude et à la préservation des musiques traditionnelles à travers le monde. Depuis 1991, son travail l'a mené dans une quarantaine de pays répartis sur quatre continents, où il a documenté avec soin les pratiques musicales locales par le biais de photographies, d'enregistrements audio et de vidéos.
Chercheur prolifique, Kersalé a produit un important corpus de publications, allant des CD aux livres, en passant par des DVD, des films, des articles scientifiques et des outils pédagogiques. Son expertise s'étend également à la scène, où il se produit en tant que musicien, ainsi qu'au domaine de l'éducation, partageant ses connaissances lors de conférences et d'ateliers.
Depuis 2009, Kersalé s'est particulièrement investi dans l'étude des instruments de musique de l'époque angkorienne. Sa méthodologie rigoureuse combine l'analyse de l'iconographie, l'étude des inscriptions épigraphiques et l'examen minutieux des vestiges archéologiques. Ce travail de fond lui a permis de reconstituer des instruments de l'Empire khmer datant du VIIe au XVIe siècle, incluant diverses harpes, cithares, cymbales, tambours, trompes et conques.
Son expertise est reconnue au niveau international, comme en témoignent les missions qui lui ont été confiées par l'UNESCO et le Ministère de la Culture et des Beaux-Arts du Cambodge.
Kersalé est également membre de plusieurs organisations prestigieuses, dont la Société des Explorateurs Français, la SACEM, la SCAM et la SPEDIDAM, soulignant la reconnaissance de son expertise dans les domaines de l'exploration culturelle et de la création musicale.
Sauvegarder le patrimoine immatériel des sociétés indigènes et le porter à la connaissance du plus grand nombre, tel est le chemin sur lequel s'est engagé Patrick Kersalé depuis quelques années. Réalisme et pragmatisme autour d'une démarche associant technologie et traditionalisme…
Voyageur au long cours depuis une décennie, je cherchais simplement, au début de cette aventure, à voyager différemment, à découvrir l'autre, à entretenir des relations plus profondes avec les êtres rencontrés. Sur ce point, la réalité a dépassé le rêve. Je me suis lié d'amitié et travaille avec des personnages de légendes : un roi africain, des sorciers, des devins, mais aussi avec tous ces anonymes, derniers détenteurs de connaissances ancestrales transmises par la seule tradition orale. J'ai eu la chance d'assister à ce que plus personne ne verra jamais plus car, à chaque seconde qui passe, un vieux trépasse, emportant à jamais vers l'au-delà ce qu'il n'a pu transmettre faute d'interlocuteur attentif. Par bonheur, j’ai parfois été ce messager qui passe ici à temps pour recueillir et sauvegarder une parole, une musique. Chacun de ces instants vécus dans les campagnes africaines ou d’Asie du Sud-Est sont emprunts de la même magie, de cette sensation privilégiée d'être utile.
“Culture” ? Mais que signifie ce mot pour tous ces peuples indigènes ayant pour seul objectif à long terme de mettre quelque chose dans leur assiette et dans celle de leurs enfants au prochain repas ? Ce terme et sa notion même sont souvent ignorés de la plupart des sociétés indigènes.
Aujourd'hui, les “petits” peuples, opprimés ou laissés pour compte, considèrent la culture occidentale comme “La Culture”, celle vers laquelle vagabondent leurs rêves. Quand on a le nez dans le guidon, — car rares sont les échappatoires hors des frontières des pays pauvres (manque de moyens matériels, contraintes politiques et administratives, charges familiales, faible niveau de scolarisation...) — il est humainement difficile de porter un regard philosophique sur sa propre société. Alors, que faire ? Rien. Laisser le destin décider comme il le fait depuis la nuit des temps.
Toutefois, lorsqu’un regard occidental vient à se poser sur la culture d'un indigène, celui-ci, tout d'abord, s'intrigue : « Qu'est-ce qui peut bien intéresser un occidental dans notre vie ? » mais l’amène parfois à poser la juste question : « Et si, nous aussi, nous avions une culture ? ». Quelle belle remarque !
L'indigène prend alors conscience que son mode de vie n'appartient pas à une sous culture, qu'il n'est pas inférieur à celui des autres peuples et que, finalement, seules les différences de formes et l’ignorance créent les frontières.
Lorsque la question s’est enfin posée, un grand pas a été franchi. Cependant, de la simple réflexion à la réalisation d'un projet concret qui permettra d'embrasser pleinement la culture face aux dangers qui la menacent, il y a un océan.
Quant à nous, Occidentaux, notre position devrait nous permettre de poser un regard éclairé sur les cultures indigènes en voie de disparition et ce, pour plusieurs raisons. D'une part, il existe pour nous, plus de propension à voyager hors de nos propres frontières, ce qui nous permet d'avoir un éclairage comparatif ; d'autre part, notre histoire écrite est censée nous offrir le recul nécessaire à une meilleure analyse des événements et de tirer le juste parti des expériences du passé ; de plus, nous avons l'expérience de notre culture traditionnelle perdue et (parfois) retrouvée.
À l'échelle d'un individu, quelle est la vie d'un apatride ne connaissant rien de ses origines familiales et sociales ? N’a-t-il pas tendance à chercher en direction de son passé afin d’être plus en harmonie avec lui-même pour affronter plus sereinement le présent et l’avenir ? Il en est de même pour ces peuples ayant perdu la trace de leur culture ancestrale.
Sous couvert de colonisation, d'évangélisation ou autre exploitation de richesses naturelles, notre civilisation technologique s'est chargée de détruire en quelques décennies ce que ces peuples avaient bâti au cours des âges.
Certaines structures traditionnelles étant désormais à jamais brisées, notre mission de société riche et technologiquement avancée devrait être, au minimum, de leur permettre de sauvegarder leur patrimoine, qu'il soit matériel ou immatériel.
Sauvegarder le patrimoine immatériel pour les générations futures, telle est la mission que je poursuis depuis plusieurs années.
Mon activité est tournée simultanément vers la sauvegarde de la musique et des traditions orales parlées (par opposition à celles qui sont chantées). La tâche est vaste et délicate. Vaste parce que l'urgence est partout. Délicate car notre passé est douloureux : héritage du colonialisme, de l'esclavage, des abus de confiance… Sur mes terrains d'Afrique Noire, je ne suis qu'un Blanc et, même si l'accueil semble cordial, je demeure un Blanc.
Renouer la confiance est un travail de longue haleine, le principal challenge de cette aventure, un challenge dans lequel l'ennemi est le temps et la mort qui frappe ceux qui savent et n'ont pas le temps matériel de transmettre leur connaissance. Mais avec opiniâtreté, amour, patience, sincérité, humilité et discrétion, je parviens modestement à sceller cette confiance.
Cultivateur, éleveur ou musicien professionnel, le musicien traditionnel est toujours un personnage étonnant. Qu'il s'agisse de la dimension impressionnante de sa mémoire, de sa virtuosité, de sa sensibilité, de sa capacité à jouer des heures durant sans jamais faiblir, toujours il étonne. Malgré cela, tous ceux que j'ai rencontrés partagent la même qualité humaine : l'humilité. Imaginez ces balafonistes africains capables de jouer des heures durant en pleine chaleur sans avaler la moindre gorgée d'eau et leurs accompagnateurs frapper sans cesse la même cloche de fer sans jamais attraper la moindre crampe.
Comment ne pas s'émerveiller devant ces griots d'Afrique occidentale capables de chanter, entre autres, la généalogie des mille à deux mille personnes d'un village sur six ou sept générations ! Et ces musiciens d'Europe Centrale connaissant plusieurs milliers de chansons et de mélodies, jouant des jours durant sans répéter deux fois le même air.
Cultivateur, éleveur ou musicien professionnel, le musicien traditionnel est toujours un personnage étonnant. Qu'il s'agisse de la dimension impressionnante de sa mémoire, de sa virtuosité, de sa sensibilité, de sa capacité à jouer des heures durant sans jamais faiblir, toujours il étonne. Malgré cela, tous ceux que j'ai rencontrés partagent la même qualité humaine : l'humilité. Imaginez ces balafonistes africains capables de jouer des heures durant en pleine chaleur sans avaler la moindre gorgée d'eau et leurs accompagnateurs frapper sans cesse la même cloche de fer sans jamais attraper la moindre crampe.
Comment ne pas s'émerveiller devant ces griots d'Afrique occidentale capables de chanter, entre autres, la généalogie des mille à deux mille personnes d'un village sur six ou sept générations ! Et ces musiciens d'Europe Centrale connaissant plusieurs milliers de chansons et de mélodies, jouant des jours durant sans répéter deux fois le même air.
Les terrains de l’urgence existent aujourd’hui partout à travers le monde. Les lieux de la planète qui sont encore préservés de l’avancée tout azimut de la modernité sont rares et, quand ils existent, ce ne sera plus pour très longtemps. Les choix, mes choix, me sont plus imposés par les opportunités que par des décisions d'aller ici ou là. Mes terrains d’élection sont actuellement l’Afrique Occidentale et l’Asie du Sud-Est qui, les uns et les autres, regorgent de richesses culturelles en voie de disparition. Mon réseau de correspondants s’étoffe d’année en année, prend acte de l’urgence et s’active. Jeunes et vieux collaborent, les premiers, pour leur propre avenir, les seconds parce qu’ils prennent aujourd’hui conscience que rien se sera plus jamais comme avant.
Lorsque j'arrive sur un nouveau terrain, ma devise est "dix minutes pour convaincre". Point de discours commercial ni de plaquette en quadrichromie, seule ma sincérité, susceptible de convaincre quiconque, quelque soit l'endroit de la planète.
Il n'est pas possible d'adapter son discours pour les rois africains, les indiens d'Amérique ou les chefs de guerre des tribus des antipodes. Un seul atout universel, l'amour de l'autre et de sa culture. L'acceptation du projet par les autochtones est généralement consensuel, sauf dans le cas où il existe une hiérarchie avec un chef puissant qui décide pour la communauté. Rares sont les échecs car, dans le contexte actuel où les cultures indigènes disparaissent comme neiges fondent au soleil, les dix minutes pour convaincre sont généralement suffisantes.
Sur un plan éthique, même si je suis l'initiateur de la démarche, je tente de trouver le bon interlocuteur qui saura reprendre l'idée à son compte et trouver sa propre motivation pour, un jour, continuer seul la mission.
Deux types de dangers guettent aujourd’hui les cultures traditionnelles. Le premier est la mondialisation. Le second, plus radical, est la volonté politique insidieuse de certains pays de détruire la culture des peuples minoritaires et ces peuples eux-mêmes afin, notamment, de récupérer des territoires en propriété de fait, recelant parfois des richesses naturelles, ou d’uniformiser la culture et la langue afin de mieux canaliser ces populations au comportement imprévisible. Politique de fragmentation des populations, de folklorisation de la culture et en l’occurrence de la musique par la création d’ensembles artistiques contrôlés par les autorités sous le faux alibi de valorisation culturelle. Ces groupes sont composés d’autochtones minoritaires et de musiciens appartenant au groupe ethnique majoritaire, lesquels détiennent la direction artistique et transforment le fond de la culture originelle. Ce danger est de loin le plus grand car il éradique une culture en quelques années.
Ces autorités voient d’un très mauvais œil tous les projets de sauvegarde, qu’ils soient initiés par des étrangers ou les autochtones eux-mêmes. Le travail se fait donc en toute illégalité et est mené avec la plus grande discrétion possible. Des missions religieuses nous donnent parfois asile pour effectuer nos séances d'enregistrement et afin de protéger les musiciens qui ont fort à craindre de la délation et des représailles des autorités. Dans ces pays, cette activité est considérée comme un délit grave passible de lourdes peines. Certes, on peut considérer que l'enjeu n'en vaut pas la chandelle, mais avec un peu d'organisation et de discrétion, nous prenons, les uns et les autres, un minimum de risques. Il m'est arrivé plusieurs fois d'être surpris ou arrêté par la police. Alors, dans ce cas, seules les relations préalablement nouées avec de bonnes âmes influentes ayant compris et accepté la démarche contre l'avis des autorités, peuvent dénouer de telles affaires…
Sauvegarder n'est pas préserver. La préservation des patrimoines immatériels que sont la musique, les chants et l’ensemble de la “littérature orale” (contes, légendes, prières, dits-de-justices, proverbes, devinettes, énigmes…) appartient à un domaine sur lequel nous ne pouvons pas avoir de véritable action, car dépendant essentiellement de la vitesse d'avancement de la machine à broyer les cultures, je veux parler de la mondialisation économique et du large déploiement des technologies de l'information. La survie des patrimoines immatériels est intimement liée à la préservation des rites et des coutumes : naissance, initiation, travail, mariage, obsèques, dernières funérailles, jeux, cour d’amour, rituels pour les génies...
Ainsi, lorsque disparaît une fonction, musiques et littératures orales meurent avec elle, à moins qu’elles ne soient folklorisées et deviennent des objets de réjouissances ou de commerce.
Sauvegarder, c'est permettre le passage d'un patrimoine vivant ou anémié à celui d'un patrimoine fonctionnellement mort, mais existant à l'état de trace pour les générations futures, grâce à tout l’arsenal technologique que sont l'écriture, la bande magnétique, la photographie ou le film.
Aujourd'hui, de statut de demandeur, je passe en position de demandé. Lorsqu'un projet a abouti dans une
ethnie et que la nouvelle parvient aux oreilles de communautés voisines, celles-ci viennent frapper à ma porte afin que je m'intéresse à leur culture. De même, celles
avec lesquelles un projet a été réussi veulent aller plus loin, réaliser d'autres publications, tourner un film, créer un musée… Cependant les moyens financiers et
humains ainsi que le temps manquent. Peut-être de bonnes âmes entendront-elles cet appel ?
La fierté d'appartenir à une culture reconnue et respectée permet aux peuples indigènes de vivre mieux, là où ils sont, sans chercher à rejoindre les proches contrées de perdition telles les villes mouroirs où frappent chômage, violence, SIDA ou les destinations plus lointaines dans lesquelles s'ajouteront l'arrachement au sol natal et le rejet de l'étranger.
Utopie à grande échelle, réalité à l’échelon local, seul un véritable ancrage dans sa propre culture peut permettre à l'individu d'envisager l'avenir avec confiance. Puissent la musique et la parole des ancêtres y contribuer.
Ma passion pour l'archéomusicologie est née de ce désir de toucher du doigt les plus anciennes formes musicales de l'humanité. La nature éphémère de la musique ne permet plus d'entendre ce qui vient d'être. Toutefois, les sons peuvent être restitués avec une certaine justesse pour peu que l'on ait les instruments. L'une de mes quêtes est de les identifier et les reconstituer lorsqu'ils ont disparu. Concernant la matière musicale, certaines civilisations nous ont laissé des partitions, d'autres ont conservé la mémoire. Voilà un vaste champ de recherche qui mérite d'y consacrer un peu de temps ou une vie entière… Et lorsque l'on a la chance de jouer sur ces instruments anciens, le bonheur est total !